Vivre après, vivre avec – Rencontre avec les collégiens du collège Gérard Philipe de Paris

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Reconstruction, résilience : des termes que l’on entend beaucoup dans les médias à propos des traumatismes. Comment reprendre la vie quand on est victimes d’attentat ? C’est ce à quoi les élèves de 3ème4 du collège Gérard Philipe ont réfléchi.

Se poser la question de l’après.

C’est par un lieu que les collégiens de ce collège REP du 18ème arrondissement de Paris sont confrontés une première fois à cette question : La Belle Équipe. Ils s’attablent au café pour un atelier d’écriture. Certains d’entre eux connaissent l’histoire de ce lieu marqué par les attentats du 13 novembre 2015. Mais pour l’instant, il n’est pas question de cela. Ils sont là pour regarder, écrire, écrire ce qu’ils voient, mais aussi mettre en mots ce que le lieu et son décor leur suggèrent, comment ce café les invite au voyage. Pour Alexandre, les grands miroirs l’interrogent :

« Café ou salle de bains ?

Les miroirs te font penser à une salle de bains car dans une salle de bains il y a des miroirs. On mélange chaud et froid dans une salle de bains ou dans un café dans un courant d’air.

Quand on regarde dans un miroir on voit souvent sa propre personne, on se plonge dans son être. On se voit, nous. Nous sommes comme Narcisse ».

Gary part à la mer :  « À dix heures, quand tu vas à La Belle Équipe, tu observes le grand miroir mural. Il a des motifs : des oiseaux dont un ressemble à un paon, des fleurs. Quand tu regardes, tu vois des gens attablés, et le bar où est accoudé un habitué, une tasse de café à la main. À travers le miroir, tu vois aussi les vitres de couleur bleue, les gens sur la terrasse. Cela nous fait penser à la mer, aux vacances. ».

Sur la terrasse, Claudia peint le spectacle de la rue et des passants

 « 10h15 : un monsieur avec un parapluie, quelqu’un qui prend une formule petit déjeuner.

Un chien.

Quelqu’un qui fume un cigare.

De grosses gouttes de pluie tombent et font glisser un véhicule.

Une femme bien habillée, un long manteau, une grande écharpe grise et des bottines noires.

Un monsieur trempé de la tête aux pieds. »

Et les coquelicots sur les verres peints de la terrasse deviennent poésie avec Cidgy :

« 10h05, tu es assis devant les coquelicots. Tu vois les coquelicots rouges, grands sur le mur de verre entourés de lumière par un soleil d’hiver. Au sommet des coquelicots du pollen qui brûle comme si on était prisonnier dans une boule à neige. »

Parce que « Regarder le monde » permet « d’inventer des mondes » pour paraphraser l’entrée de leur programme de français. Inventer des mondes et voir la Belle Équipe non pas seulement comme un des lieux des tueries du 13 novembre : y voir le monde vivant des gens qui passent, travaillent, flânent, s’arrêtent, y voir la vie. Grég, le patron de la Belle Équipe y tient. Il vient leur parler quelques minutes à la fin de l’atelier. Il a refait son café-restaurant après l’attentat. Pour lui, il est essentiel que la vie reprenne place.

De retour en classe, les élèves découvrent en EMC le rôle des associations de victimes dans l’après. En groupes ils font des recherches internet sur quelques-unes : l’AfVT, la FENVAC, Life for Paris, 13onze15, Promenade des Anges, Les oubliés de Loyada. À la fois, ils comprennent l’importance de l’engagement associatif qui permet d’exercer sa citoyenneté, et réfléchissent aux missions de ces associations en particulier et aux valeurs qu’elles incarnent toutes. Pour eux : les victimes ont besoin de se retrouver, de se parler parce qu’elles se comprennent, parce qu’elles s’entraident, parce qu’il faut aussi perpétuer la mémoire de ce qui s’est passé. Ne pas oublier mais aussi parler pour sensibiliser. Parce que les associations peuvent aussi aider à se reconstruire, à continuer sa vie. Ils réalisent comment la vision du monde des victimes d’attentat a basculé et que pour certaines, elles les a conduit à s’engager.

Continuer à vivre

Comment vivre après ? Comment vivre avec ? Les élèves écoutent, attentifs, les témoignages de Soad Begdouri El Khammal et de Jean-Luc Wertenschlag. Soad est victime de l’attentat de Casablanca du 16 mai 2003, Jean-Luc est un premier aidant qui est intervenu en attendant l’arrivée des secours le 13 novembre 2015. Tous les deux sont membres d’associations de victimes et viennent aussi témoigner de leur engagement.

Soad s’adresse à eux la première : « je viens du Maroc. quand je viens ici, je suis seulement de passage ». Le 16 mai 2003, elle est en France avec sa fille quand elle apprend l’attentat à la casa España, un café où sa famille et elle ont l’habitude de se rendre. Son mari meurt dans la première explosion, son fils cherche à secourir son père et est blessé lors de la seconde déflagration. Il reste 17 heures sans soins et décède une semaine plus tard. Ce jour-là « Des gens ont décidé de casser le fait que j’avais une famille complète ». Elle raconte sa responsabilité de rester en vie pour sa fille, combien c’est difficile et comment elle a appris à vivre, comment elle a créé l’association marocaine des victimes du terrorisme pour se retrouver, échanger, s’entraider, ne pas tomber dans l’oubli. Après l’attentat de Marrakech en 2011, avec l’association elle décide de sillonner les écoles du Maroc pour témoigner et sensibiliser les jeunes, parce qu’elle ne veut pas que d’autres mères souffrent. « C’est notre travail, c’est notre engagement ; on parle de vivre ensemble, de valeurs humaines, de violence, de l’humanité, du besoin de paix. » conclut-elle.

C’est au tour de Jean-Luc Wertenschlag. Il est ému et s’excuse car c’est la première fois qu’il témoigne devant des élèves. Il raconte ce vendredi soir qui commençait comme d’habitude devant une série à la télévision avec sa fille. Puis, il entend ce qu’il reconnaît être des coups de feu et découvre l’impensable en s’approchant de sa fenêtre : un homme qui tire des rafales de Kalachnikovs sur des gens attablés en terrasse. Jean-Luc habite au-dessus de la Belle Équipe. Dès que les assaillants sont partis, il prend sa trousse de premiers secours et descend soigner tous ceux qu’il peut, comme il peut. Très vite à court de matériel, il utilise tout ce qu’il a sur lui, son tee-shirt, sa ceinture pour sauver des vies. Il adjure les élèves : « Le plus tôt possible, formez-vous aux premiers secours, ça peut sauver des vie. C’est un des premiers engagements ». Ce soir-là, Jean-Luc devient premier aidant. Il est marqué par ce qu’il a vu et vécu. La dernière image qu’il décrit de ce soir-là est celle du panneau « Heures heureuses » du café à terre dans le sang, « Ils n’auront pas nos heures heureuses » conclut-il.

« Vous, les jeunes n’ayez pas peur, car c’est la vie qui va gagner »

Les élèves sont impressionnés et posent doucement des questions sur la possibilité et la manière de vivre avec leur traumatisme. Lana leur demande s’ils ont peur de sortir, s’ils prennent plus de précaution. Jean-Luc explique qu’il est devenu hyper-vigilant « je n’ai pas peur, mais je suis prêt. J’ai toujours sur moi du matériel ». Soad parle de la peur qu’elle a eu pour sa fille après l’attentat, mais pour elle non, ce qu’elle a vécu, c’est la limite. Elle ajoute « vous, les jeunes n’ayez pas peur, car c’est la vie qui va gagner ». Jean-Luc renchérit « ce qu’ils cherchent c’est nous faire peur, si c’est le cas, ils ont gagné ». Il explique qu’il n’a pas déménagé, Soad non plus.

Arrive-t-on à vivre dans un lieu marqué par l’attentat sans avoir peur ? C’est la question de Nakemin. Ils ont été à la Belle Équipe et s’ils y ont vu un lieu de vie, ils pensent que cela ne doit pas être facile pour ceux qui ont vécu le soir du 13 novembre d’y passer. Jean-Luc explique que c’est chez lui et qu’il y vit très bien. Tous les jours il passe devant la plaque où sont inscrits les noms des victimes. C’est un rappel. Soad raconte que si la première année, elle a eu peur quand elle a reçu une lettre chez elle des terroristes emprisonnés, elle se sent bien dans son appartement « il y a plein de détails, de vie, de vie d’avant bien sûr. Je suis rassurée quand je suis là ».

Les élèves veulent savoir comment vont leurs filles. Alexandre demande à Jean-Luc si sa fille a eu peur, Nakemin s’inquiète pour la fille de Soad : comment a-t-elle vécu le fait de grandir sans son père, ni son frère. Tous deux parlent de l’impact sur la vie de leurs enfants. Le stress de voir descendre son père a marqué la fille de Jean-Luc. Elle a été obligée de changer de voie pour ses études et cinq après, elle est toujours suivie. Soad évoque la complicité grandissante entre le frère et la sœur, celle immense avec son père. Après l’attentat, l’élève brillante qu’elle est, lâche un peu ses études, puis rebondit. Alors qu’avant l’attentat, elle n’en avait pas l’intention, elle décide de reprendre le chemin de son père, que son frère empruntait déjà, et devient avocat.

«Ils n’ont rien compris à la vie, à l’amour, à l’humanité. Je cherche pourquoi ils ont fait cela mais je ne chercherai jamais à les connaître. »

Alassane leur demande si tous deux voudraient dire quelque chose aux terroristes. Jean-Luc répond « Rien. Pour moi, ils n’existent pas. ». Soad évoque les deux des terroristes qui ont renoncé à se faire exploser qui sont en prison : « ils n’ont rien compris à la vie, à l’amour, à l’humanité. Je cherche à savoir pourquoi ils ont fait cela mais je ne chercherai jamais à les connaître. Jean-Luc renchérit « pour eux, on n’existe pas non plus. ». Jean-Luc retourne la question aux élèves « et vous ? Vous auriez quelque chose à leur dire ? ». Alassane répond non.

Il reprend la parole et se tourne vers Soad : « qu’est-ce que vous aimeriez dire à votre mari et votre fils ? ». « Je leur dis tout le temps, souvent, que je les aime et que je continuerai à les aimer. Et cet amour, c’est quelque chose qui me donne de la force. Je ne dis jamais « j’avais » un mari mais « j’ai » un mari. À mon fils, je lui dis que je suis fière de lui. ». Elle revient sur les discours islamistes .. « Je suis musulmane, le Maroc est un pays musulman Comment ils savent qu’on est des mécréants, ils ne se sont jamais rentrés chez moi pour voir. Ils n’ont pas ce droit de juger les autres car la religion c’est entre la personne et Dieu. Ceux qui commettent ces faits ce ne sont pas des musulmans. ».

Continuer à construire sa vie.

Mariama voudrait savoir si les familles de victimes parviennent à refaire leur vie. Soad prend la parole la première : « un moment j’avais envie de partir tellement c’était dur mais je me suis dit que non, je devais rester et embêter ceux qui ont commis ces actes, me battre contre leurs idées. C’est de cette façon que j’ai refait ma vie. Je ne referai jamais ma vie avec une autre famille, j’ai mon mari, j’ai mon fils, ma fille. ». Jean-Luc enchaîne « dans l’association où je suis, il y’a eu des bébés, donc oui la vie continue ». Leur professeure, Laura Mougel, prend la parole : « Comment fait-on pour se reconstruire ? Où en êtes-vous, serez-vous un jour apaisés » ?. Soad explique que l’on ne peut tourner la page, voir le parcours de sa fille, aller vers les autres « ça me donne de la force ». Jean-Luc dit la même chose : « on ne pourra jamais revenir comme on était avant. ». Il évoque l’importance d’une prise en charge adaptée, mais aussi le fait de s’engager, le fait de rencontrer d’autres victimes. « ça permet de parler sans faire peur à l’autre car sinon, on est obligé de faire attention à ce qu’on dit, ce qu’on raconte. Aussi, je trouve que c’est important de venir vous voir vous, car vous êtes l’avenir. »

Continuer avec cette page de vie, continuer à construire sa vie, cela passe par l’engagement. L’engagement dans les associations de victimes pour s’entraider, pour porter la parole, la mémoire mais aussi faire avancer les choses. Jean-Luc milite pour que les primo-aidants soient reconnus et puissent bénéficier d’une prise en charge. Il fait référence à tous les gestes de solidarité qui ont eu lieu comme ces étudiantes qui ont ouvert leurs portes. aux blessés du Bataclan.

Pour Soad, il est essentiel d’aller voir les jeunes de parler, les sensibiliser « pour que cela n’arrive pas aux autres ». Elle évoque une jeune fille lors d’une de ses interventions qui récitait des versets du Coran, alors qu’elle parlait de vivre ensemble. Lorsqu’elle nomme le quartier d’où étaient originaires les terroristes, cette dernière éclate en sanglots. C’était son quartier aussi. Cette rencontre l’a bousculée.

Jean-Luc s’engage pour obtenir que tous les lieux accueillant du public soient équipés de la trousse Itak qu’il ouvre et présente aux élèves. Avec cette trousse, on peut poser des garrots et sauver des vies. Combien demande David ? « Trois personnes, mais si on met plusieurs de ces trousses à disposition, partout ça peut sauver beaucoup de vie. Il n’y a pas que les attentats, il y’a les accidents ». Elle vaut environ 70 euros. Il milite pour qu’elle soit offerte à toute personne qui passe son brevet de secouriste. Il aurait aimé l’avoir eue le 13 novembre.

S’engager, c’est parfois aussi se rendre visible. Alexandre leur demande s’ils ont été présents dans les médias. Soad explique qu’au début ce sont les médias qui sont venus chez elle et qu’elle répondu trop souvent : « j’étais comme une feuille morte qui tombe dans la rue. ». Elle ne se rendait pas compte de l’impact, de la difficulté à s’exprimer dans les médias ; « personne n’est formée à être une victime ». Jean-Luc lui aussi a tout de suite répondu aux journalistes « j’aurai préféré ne pas le faire, mais j’ai besoin que les gens entendent, comprennent ». C’est aussi grâce à une interview pour France 2 après l’attentat où il donne son nom, qu’il reçoit un appel de la sœur d’une jeune fille à qui il a prodigué les premiers soins en attendant l’arrivée des secours. Elle l’appelle pour le remercier et lui annonce que sa sœur est en vie : « Vous n’imaginez pas la lumière dans ma tête après cet appel ».

Soad se tourne alors vers les élèves et leur explique pourquoi l’engagement de Jean-Luc est si important. Quelques jours après les attentats de Paris, elle est devant sa télévision et le voit interviewé. « Si Jean-Luc ou quelqu’un comme lui avait été présent sur les lieux de mon attentat, mon fils aujourd’hui serait vivant ».

Merci :

À Soad Begdhouri El Khammal et Jean-Luc Wertenschlag, nos deux témoins

Aux élèves dynamiques et attentifs de la 3ème4 du collège Gérard Philipe

À leurs professeures : Laura Mougel, Delphine Brunet et Claire Cassaigne

À Monsieur Djamel Medani, Principal du collège Gérard Philipe pour son soutien

À Grégory Reibenberg, propriétaire de la Belle Équipe de nous avoir ouvert son café avec tant de gentillesse et de générosité

À toute l’équipe de La Belle Équipe pour leur accueil

À Théo Laucoin

Un commentaire

  • Opale Wertenschlag

    13 août 2021 at 7 h 45 min

    Merci à mon père et à Soad d’avoir pu parler avec ces jeunes. Merci à tous d’être qui vous êtes aujourd’hui et de vous battre pour vos convictions. Comme le dit mon père « ils ne nous ont pas pris nos heures heureuse »

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