Une forêt : dialogue texte / photographie, un récit de Jeanne Beltane, victime du Bataclan

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Il y a quelques semaines, l’équipe de l’AfVT a eu l’occasion de s’entretenir avec Jeanne Beltane et Marion Bornaz et de découvrir leur ouvrage.

Plus que la découverte d’un livre, on vit – en parcourant Une forêt – une très forte expérience sensorielle. En plus d’approcher le récit de vie d’une victime d’attentat, on découvre la manière dont tous les sens sont impliqués dans l’événement, dans le processus de reconstruction et de création.

Mais plus que ça, on partage dans Une forêt l’intimité d’une partie de vie, d’émotions fortes, parfois écrasantes, liées à la nécessité d’articuler sa propre existence à un ancrage familial et social.

Avec ce riche travail de son et d’image qui la composent, Une forêt nous plonge dans un cocon généreux et intime, verdoyant et luxuriant. Mais surtout d’une originalité et d’une complétude rares.

Quand nous avons fini de lire, nous avons juste voulu recommencer, de peur d’avoir laissé passer quelque chose…  c’est pourquoi nous vous invitons à découvrir ce travail, par exemple en cliquant sur les liens ci-dessous.

Merci à Jeanne Beltane et Marion Bornaz d’avoir pris le temps de nous parler et d’avoir accepté de répondre à nos questions.

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Extrait du site : Dialogue texte / photographie, Une forêt est le résultat d’un travail à quatre mains autour du récit de Jeanne Beltane dont l’existence a été chahutée, en quelques mois, par une naissance, deux décès et sa propre mort, qu’elle a vue de près au Bataclan.

Le projet naît d’un récit intime, celui de Jeanne Beltane, victime d’un attentat qui a percuté toute la société française le 13 novembre 2015. Quelques mois plus tard, elle est à nouveau confrontée à la mort quand son père se suicide. Pour apprivoiser ces évènements, Jeanne consigne ses pensées : un va et vient permanent entre le réel diurne et une vie rêvée nocturne, faite de promenades sylvestres et de dialogues avec ses fantômes. Petit à petit, elle ressent la nécessité de se défaire des mots rassemblés dans ses carnets. En 2018 naît l’idée d’un livre, mêlant texte et images.

Elle invite alors la photographe Marion Bornaz à créer une voie parallèle à son récit. Le travail de cette dernière porte sur les notions d’intériorité, d’invisible et s’attache à la manière dont la photographie évoque ce qui ne peut être nommé. Marion a souhaité regarder le hors-champ du deuil, ce que les carnets ne pouvaient raconter. L’histoire prend place dans un rapport charnel à une nature inquiétante et sensuelle. La forêt tient le rôle principal. Les souvenirs et les images manquantes ont été traqués à travers les paysages, les gestes, le corps. L’ensemble reconstitue le parcours de Jeanne dans son processus de guérison et de reconstruction.

Le livre : https://uneforet.fr/le-livre/

L’exposition et la création sonore : https://uneforet.fr/lexposition/

Zoom sur les photos : https://marionbornaz.com/UNE-FORET-1

Questions communes

Nous pensions prendre connaissance d’un livre, et notre attention s’est tout de suite focalisée sur le fait que ce n’était pas un simple livre. Jeanne, Marion pourriez-vous nous dire comment vous souhaiteriez décrire Une forêt à une personne ne connaissant pas votre travail ?

Une forêt est un ouvrage autoédité faisant dialoguer texte et photographies. L’autoédition nous a offert une certaine liberté quant au format. L’ouvrage est donc composé de quatre carnets de tailles différentes, liés entre eux, engageant chacun un nouveau chapitre de vie.

Il s’agit donc d’un travail qui relie, au sens fort, le registre de l’écriture à celui de l’image. Quelle est, selon chacune de vous, la définition d’une image ? Pourriez-vous nous en dire davantage sur la fonction de votre collaboration pour la mise en forme d’Une forêt.

Au sens strict, une image est une représentation. Il est plus intéressant d’en comprendre les fonctions que d’en chercher une définition ; et là, en fonction de son contexte de diffusion, c’est très vaste. En ce qui me concerne avec la photographie, j’essaie souvent de sortir du caractère informationnel d’une image (je vous montre tel objet, telle émotion, telle situation…). J’aime bien chercher dans les photographies des zones de tension, de doute… c’est ce qui crée pour moi le “sens” caché, une espèce de hors-champ sensible que je ne cherche d’ailleurs pas à expliquer mais plutôt à donner à ressentir. Voilà, une image pour moi c’est un sentiment profond et un peu mystérieux.

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Jeanne Beltane

Parlez-nous de l’origine de votre projet, de votre volonté de partager une partie de votre histoire.

Je tiens un journal depuis l’enfance. Jusqu’à 2015, je consignais des pensées personnelles et je n’y revenais pas. A partir du 13 novembre 2015, j’ai rouvert régulièrement mes carnets. J’avais besoin de me relire pour voir le chemin parcouru, pour réaliser que j’allais mieux, que je m’éloignais du trauma. Cela m’a permis de repérer les étapes de guérison, les jalons symboliques. Petit à petit, j’ai éprouvé le besoin de partager cela, avec l’intuition que ce que je vivais pouvait avoir une résonance universelle, ou en tout cas pour d’autres que moi.

Vous avez violemment été confrontée au fait, à la sensation et à la crainte que « tout » puisse voler en éclat (le corps, la famille, le sentiment de la vie, la société). Pourriez-vous nous en dire en peu plus sur les processus de création sur lesquels vous avez pris appui pour parvenir à transformer/transposer l’irréalité dans une forme esthétique ? Diriez-vous que l’effet cathartique repose justement sur le travail même de mise en forme, de réassemblage ?

Je ne peux pas parler de processus de création au moment de l’écriture. L’écriture est venue comme si quelque chose devait s’écouler de moi. Le processus de création se construit à partir du moment où je décide de partager ce texte. Je passe alors par une phase de sélection où je choisis ce que je vais partager et ce que je vais occulter. Puis, je fais lire mon texte à Marion et lui propose de m’accompagner dans la diffusion du texte via une création photographique. Je crois que j’avais besoin de cheminer avec quelqu’un pour me sentir prête à me départir de ce texte très intime. Et de fait, notre processus de création s’apparente vraiment à un cheminement : beaucoup de discussions, de lectures partagées, de tâtonnements.

Pendant deux ans, on a fait confiance à l’inconscient de l’image. Nous avons été traversées par des sensations, des émotions, des fantasmes liés à la forêt…  Le processus de création a été très intuitif et spontané.

Grâce au travail photographique, Marion a pu transposer ce texte ancré dans le réel dans un registre onirique.

Une forêt est un objet sensible, quelque part entre le journal, le récit, un livre-objet. 145 fragments textuels composent cette confession intime saisissante. La vie, le deuil, le trauma, l’exacerbation des ressentis, l’animalité, la société, le langage onirique sont autant de thèmes ici abordés dans une maïeutique qui convoque la nature, le féminin, les arts visuel, sonore et littéraire, et des différentes pensées. Diriez-vous que vous invitez le/la lecteur(ice)-observateur(ice) à un certain « éveil » de sens ?

Au moment de l’écriture, je n’ai pas imaginé un seul instant qu’il y aurait un autre lecteur que moi. J’ai eu besoin de mettre sur le papier les pensées, les lectures, les émotions visuelles, sonores, olfactives qui me traversaient, comme un inventaire. Pour mieux comprendre ce qui m’aidait à rester vivante. Mais en effet, cet exercice personnel, que j’ai choisi de partager, peut être perçu par le/la lecteur/trice comme une invitation à se questionner et à s’ouvrir au “beau”.

Quel lien entre la forêt et le récit intimiste ? Quelle est la place de la nature, des racines, de la texture, de la peau dans votre processus personnel et dans vos rêves ?

Après le 13 novembre, dans le chaos qu’était ma vie, j’ai souvent éprouvé le besoin impérieux de m’isoler de mes semblables, d’aller vers d’autres vivants, non humains. Je le formule comme cela, sans parler de “nature”, car c’est dans cette même période que je me suis intéressée à l’anthropologie et notamment au travail de Philippe Descola qui réfute l’opposition entre nature et culture. L’homme fait partie de la nature et a tendance à l’oublier ! La forêt est très présente dans mes rêves. Les racines également car mes morts me visitent la nuit et je visite aussi les lieux de mon enfance.

Comment approchez-vous le concept de mémoire, dans son sens individuel, familial, comme dans son sens collectif ?

Ma mémoire individuelle se matérialise par le journal intime. J’écris pour me “déverser”, pour moi-même, mais aussi avec le fantasme pas tout à fait avoué que mes carnets soient découverts par mes petits-enfants, comme un trésor !

Ma mémoire familiale se construit essentiellement via mes rêves. Elle se compose également de quelques objets mémoriels. J’ai gardé peu d’objets de mon père et essentiellement des lettres, des carnets de notes, des photos. Si je devais partir de chez moi en n’emportant que le strict minimum, je partirais avec mes carnets et des photos.

La mémoire collective d’un événement comme le 13-Novembre, je n’arrive pas encore à l’identifier. Elle est en construction, je pense.

Parlez-nous de l’apport de la création sonore d’Elisa Monteil à votre travail.

Pour le lancement du livre, nous avions imaginé une exposition (reportée en raison du covid). En réfléchissant au dispositif scénographique, il nous est apparu assez vite qu’il fallait proposer une entrée dans le texte. On a alors imaginé que les visiteurs pourraient écouter des extraits du texte au casque, comme une immersion dans le récit.

J’ai alors contacté Elisa Monteil, une amie comédienne et créatrice sonore. Je ne lui ai donné aucune indication. Après la lecture du livre, elle m’a spontanément proposé d’utiliser les rêves qui jalonnent le récit. Cette création est pour l’instant écoutable sur internet mais elle a surtout vocation à être présentée dans le parcours de l’exposition.

Quelles sont vos attentes pour cet ouvrage ?

Elles se construisent au fur et à mesure. Au départ, j’avais un besoin quasi viscéral de partager ce qui était, originellement, des pensées pour moi-même. Puis, après les prises de vues, alors que le projet prenait forme, j’étais impatiente de voir l’objet final qui allait en découler. Ensuite, j’attendais avec appréhension le retour de mes proches sur cet ouvrage. Aujourd’hui, mes attentes se placent du côté de la diffusion et des échanges : j’aimerais que nous puissions présenter l’exposition que nous avions imaginée en novembre dernier, organiser des rencontres autour du livre. Prochainement, nous allons présenter Une forêt à des lycéens qui préparent avec leur professeur un projet autour du 11 mars, la journée d’hommage aux victimes du terrorisme. Je suis très curieuse de cette rencontre.

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Marion Bornaz

Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis une photographe de 37 ans. C’est ma deuxième vie professionnelle, avant cela, j’ai travaillé longtemps dans une salle de concerts de la région lyonnaise. C’est d’ailleurs dans ce milieu musical que nous nous sommes liées d’amitié Jeanne et moi.

Qu’est-ce qui vous a parlé dans la démarche de Jeanne Beltane et vous a poussé à vous engager dans ce projet ?

D’un point de vue artistique, Jeanne m’a d’abord parlé de son envie de travailler sur un projet d’édition qui serait davantage un livre d’artiste qu’un format classique. C’était une première pour moi ; le livre est un objet très intéressant pour la narration en photographie et j’étais évidemment très sensible à l’idée.

Le fait de travailler à deux (deux médiums, deux énergies, deux sensibilités) était aussi très motivant. D’abord parce que les échanges s’en trouvent enrichis mais aussi parce que cela vous tire vers le haut quand on se sent un peu perdue dans le processus de création (et j’ai tendance à tout remettre en question très vite !). Notre amitié nous a aussi permis d’être dans un rapport de confiance immédiat et de faciliter nos échanges.

Pourquoi la nature, pourquoi la forêt ?

J’ai vite senti que je ne pourrais pas photographier ce projet entre deux autres rendez-vous, dans le flux de la ville, le stress du quotidien etc… j’ai proposé à Jeanne de trouver un lieu dans lequel nous pourrions partir quelques jours. La nature était présente dans son récit comme un espace de refuge, de réconfort. Pour aborder ce projet, j’avais en tête l’idée du conte initiatique, avec un personnage qui allait traverser des épreuves, qui devrait retrouver son chemin. La forêt s’est naturellement imposée comme le décor de cette histoire. Elle est même selon moi devenue le personnage principal. En préparant le projet, je me suis beaucoup documenté sur celle-ci, son histoire, les imaginaires qui l’entourent, les causes de l’attachement que nous lui portons… c’est un lieu très riche et ambivalent, à la fois lieu sauvage et de repli où l’homme trouve refuge, s’extrait de la société. Cette dualité était intéressante dans l’histoire de Jeanne.

Il y a des éléments découpés, déplacés, replacés sur plusieurs des photos. Quelle volonté par ce parti pris esthétique ?

Julien Saniel le graphiste du livre m’a demandé si j’étais d’accord pour qu’il intervienne sur les photos. Pour moi elles étaient au service du projet d’édition et du texte, je ne les fétichisais pas. Aussi j’étais intéressée par l’idée qu’il s’approprie lui aussi notre histoire, comme je m’étais appropriée celle de Jeanne. Sa proposition était de jouer sur la fragmentation des images pour rendre compte de la manière dont la vie de Jeanne a volé en éclat. On retrouve donc des fragments d’image de manière très présente au milieu du récit ; petit à petit, les photographies retrouvent leur entièreté à la fin de l’histoire.

Quel est votre lien à la matière dans une photo, à la représentation rapprochée des éléments de la nature ?

J’ai une démarche très instinctive, comme beaucoup de photographes, je réserve la réflexion en amont et en aval de la prise de vue, jamais pendant. Je crois au caractère inconscient de la photographie ; nous avons beaucoup échangé avant de partir en résidence. J’avais donc en tête la manière dont Jeanne portait son histoire dans son corps, dans sa chair. C’est ce qui m’a poussé à regarder de près une nature particulièrement riche dans cette forêt suédoise. Je ne l’avais pas spécialement nommé comme un objectif à atteindre, mais on m’a effectivement signifié que j’avais réalisé un traitement assez charnel de cette forêt. Je suis donc heureuse d’avoir trouvé une approche juste.

Quel lien entre photographie et la mémoire ?

La notion de mémoire est intrinsèquement liée à la photographie, cette interaction a largement été pensée. Il y a bien sûr le fameux “ça a été” de Barthes… Mais je pense que la photographie n’est plus seulement cet instrument du souvenir, du document d’archive. Elle est aussi capable de créer des fictions à partir de ce qu’on croit être la réalité. C’est d’ailleurs intéressant de pointer la manière dont la mémoire peut parfois “mentir”, tout comme la photographie. La force de la photographie est aussi d’étendre le champ du souvenir, de l’amener plus loin dans de nouvelles dimensions sensibles. Ce que je veux dire par là c’est que la photographie peut vraiment dialoguer avec notre intériorité. On dit souvent d’elle qu’elle est silencieuse ; pour moi cela veut dire qu’elle peut s’ancrer profondément dans le spectateur·rice et activer ses paysages intérieurs.

Votre travail est qualifié de « voie parallèle au récit ». Avez-vous réussi à garder une certaine distance avec la voix de Jeanne Beltane ? Ou le témoignage a-t-il pris le dessus sur votre parti pris artistique ?

C’est une question que je ne parviens toujours pas à trancher. J’ai longtemps pensé que cette série était fondamentalement liée au récit, que son existence était conditionnée par le texte. Pour autant, nous avons vu la série ouvrir des portes au texte, non pas l’illustrer mais donner corps à des émotions difficilement exprimable par des mots. Elle s’est petit à petit autonomisée. D’ailleurs la sélection traite pour moi plus du parcours de résilience que de l’intégralité du récit (qui porte sur d’autres sujets comme la maternité, la filiation etc…). Cela étant, c’est un ensemble qui fait œuvre avec le texte et nous l’avons pensé ainsi depuis le début.

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Le livre : https://uneforet.fr/le-livre/

L’exposition et la création sonore : https://uneforet.fr/lexposition/

Zoom sur les photos : https://marionbornaz.com/UNE-FORET-1

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