Contexte pédagogique
Fin novembre 2022 – Nous sommes ici à Nice, au lycée Honoré d’Estienne d’Orves, à un kilomètre environ de la Promenade des Anglais : l’ensemble de la population à Nice a été cruellement frappée par l’attentat du 14 juillet 2016. Les élèves que nous rencontrons avaient alors environ 10 ans, ils s’en souviennent bien sûr. Tous connaissent quelqu’un qui y était, quelques-uns, peu nombreux, ont assisté au feu d’artifice. Le traumatisme est si fort qu’on a souvent choisi de ne pas en parler, en tout cas pas au lycée.
Nous leur avons proposé d’en parler vraiment, non pas pour pleurer, mais pour réfléchir à ce que peut faire notre société pour « réparer », et puisque le procès est en cours, nous avons décidé de nous pencher sur le travail qu’accomplit la Justice. Comment notre État de droit fait face à ce qui est abominable ? Comment un procès est-il un pilier de la démocratie ?
Certains lycéens suivent la spécialité HGGSP (Histoire Géographie Géopolitique et Sciences Politiques), d’autres suivent la préparation Sciences-Po, d’autres enfin sont des élèves volontaires.
En spécialité, les élèves ont commencé un chapitre intitulé « Justice et Mémoire », et avec leur professeur, ils s’apprêtent à étudier de grands procès pour l’Histoire, celui de Nuremberg, celui du nazi Eichmann à Jérusalem, mais aussi ceux de Maurice Papon et de Paul Touvier en France. Cela leur permettra de faire la distinction entre un procès d’experts (procès de Nuremberg) et un procès de témoins (au procès contre Eichmann, défilent à la barre 111 témoins).
Nous avons ensemble assisté à une audience du procès en salle de retransmission à Acropolis.
Nous avons dialogué avec Seb Lascoux, rescapé du Bataclan, et Amine, rescapé de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice.
Seb est l’auteur de podcast intitulés Parties Civiles
Seb a 36 ans en 2015, il est un grand amateur de concerts, et travaille pour une radio dirigée par l’un des gérants du Bataclan.
Son récit aux élèves de l’attaque au Bataclan est ponctué de sensations : les bruits, la lumière qui se rallume dans la salle de concert et sa vue sur la fosse tandis qu’il tombe avec tant d’autres, emporté par une « vague énorme » : sa vision se rétrécit, il perd l’audition, il a l’impression que cela dure des heures, cependant il ne perd pas une seule minute sa lucidité : il comprend rapidement qu’il s’agit d’un attentat. Pour sortir, il enjambe des personnes, leur demande pardon. Quand, dans la nuit, il rentrera chez lui, il verra qu’il est recouvert jusqu’au genou d’un sang qui n’est pas le sien.
Il a fallu des psys ensuite pour l’accompagner, et des traitements, et ce n’est pas terminé ; il souffre de la culpabilité du survivant ; son ami Chris qu’il avait invité au concert, lui, n’a pas survécu, il ne l’a su que le lendemain ; il ne connaissait pas Sophie, venue avec Chris au concert, que Chris a protégée, qui a été blessée et a survécu.
Seb ne va plus dans des salles de concert ou de cinéma fermées, mais il aime la sensation de liberté que lui procure le vélo.
Quand le procès des attentats du 13 novembre a été annoncé, il s’y est beaucoup intéressé, il a lu l’Ordonnance de Mise en Accusation, et avec Life for Paris, il a décidé de rendre compréhensible aux autres la procédure judiciaire avec une série de dix podcasts intitulée Parties Civiles : Qu’est-ce qu’une procédure judiciaire ? Comment s’organise une enquête ? Qu’est-ce qu’un magistrat instructeur ? Comment un procès de ce type se tiendra-t-il ? Quelle place pour la partie civile ? et côté défense ? Que restera-t-il de tout cela ? Quelle mémoire construire ?
Pour préparer les lycéens à se rendre à une audience – et c’était le réquisitoire des avocats généraux -, nous avons préalablement écouté ensemble des extraits des épisodes 7 et 8.
C’est « la poisse » d’être blessé dans l’attentat de Nice après une enfance pendant la décennie noire en Algérie
Amine est né en Algérie. A 21 ans, il décide de venir étudier en France, et s’engage dans des études de direction artistique à Nice. Il mène une vie joyeuse d’étudiant, fait des petits boulots, aime les concerts et le théâtre.
Ses parents restent traumatisés par la décennie noire en Algérie et insistent sur quelques principes de précaution comme d’éviter les grands rassemblements. Mais le 14 juillet, Amine veut assister au feu d’artifice sur la Promenade des Anglais : le camion fonce sur lui dans un bruit de tambours, et Amine se jette en arrière, se blesse et restera longtemps allongé entre les blessés et les morts ; le temps s’étire, il entend à la fois les plaintes des blessés, les cris des personnes qui recherchent leurs proches, il voit à la fois le désarroi des familles et le cynisme de ceux qui font des photos, puis les médecins disposer des draps blancs sur ceux qui ont perdu la vie.
Il sera soigné à l’hôpital et développera une légère paranoïa ; il cherche à comprendre le geste des terroristes, regardent même pour cela des vidéos de DAESH.
Mais c’est la rencontre, l’amitié et les échanges avec d’autres victimes, de Nice ou d’ailleurs, qui lui permettront de se reconstruire.
Au début le procès de ceux qui ont apporté une aide au terroriste de Nice ne l’intéressait pas, car il est persuadé que c’est l’idéologie radicale des djihadistes qu’il faut surtout combattre, mais il a rencontré au procès la maman de la fille qui a expiré auprès de lui, il a pu le lui dire, parler d’elle. Son sentiment de culpabilité cède la place à une immense empathie, c’est mieux !
Amine conclut en comparant le déni de justice de l’Algérie pour toutes les victimes et tous les orphelins de la décennie noire et la Justice en France qui examine toutes les complicités connues.
Quelques questions et réponses
Sandro : comment vos familles et amis ont réagi face à vos « dépressions » ?
Seb : Ma famille vit à Bordeaux. Ma mère et ma sœur sont venues, tout de suite. Mes amis se sont relayés à la maison, ont été à l’écoute.
7 ans après, pour moi c’est court, tandis que pour mes proches, c’est long. Je décline des invitations au concert, au théâtre en donnant d’autres motifs.
Une partie de moi est morte ce jour-là. Que les autres que moi le voient ou le disent, c’est dur.
Amine : je n’ai rien dit à ma famille, je suis orgueilleux, je n’ose pas montrer mes faiblesses. Un jour mon oncle a acheté Paris Match, et a vu ma photo (par terre, auprès d’un cadavre).
Il a montré la photo à ma mère : elle a pris un billet pour savoir si j’allais bien. J’ai tout dissimulé pour ne pas l’inquiéter.
Claire pour Seb : avez-vous maintenant peur de mourir ?
Seb : j’ai accepté de mourir ce soir-là. Maintenant, je m’inquiète pour les autres, tout le temps pour les autres.
Maran pour Amine : Avez-vous pu retourner sur la Promenade ? Quelles sensations cela vous a-t-il procurées ?
Amine : je n’y suis retourné qu’une fois, en journée. Je ne veux pas y aller le soir.
Je garde l’odeur des pneus et cela me procure un malaise Le bruit des vagues aussi me perturbe. Alors pour mes vacances, je m’organise un voyage en voiture sur la côte ouest de la France, ou bien la route des fromages.
Je ne me sentais pas concerné
Du parcours que nous avons suivi avec ces élèves, un lycéen, Simon, nous a envoyé un article que voici :
Je m’appelle Simon, j’ai 17 ans et je ne m’étais jamais intéressé aux attentats terroristes jusqu’à présent.
Je ne me sentais pas concerné, comme la plupart des gens.
“Le terrorisme existe partout dans le monde” était ce que je me disais. Je n’y attachais pas une grande importance, tout simplement parce que je n’étais pas impliqué.
Quelle importance cela a-t-il lorsqu’on a déjà suffisamment de problèmes dans notre vie personnelle, n’est-ce-pas ?
Mais une rencontre aura bientôt changé mon approche.
Plusieurs entrevues organisées par l’Association française des Victimes du Terrorisme (AfVT) se sont déroulées au sein de mon lycée, le lycée Honoré d’Estienne d’Orves, à Nice.
Après m’être inscrit pour y participer, j’ai commencé à me poser plus de questions sur le sujet, particulièrement : comment notre vie a-t-elle été changée par le terrorisme jusqu’à présent ? Devrais-je m’en préoccuper ? Me sentir concerné ?
J’ai d’abord commencé à penser au plan Vigipirate mis en place depuis maintenant un certain nombre d’années : l’habitude prise par exemple de montrer son sac en rentrant dans un musée, et de passer sous un portique. Quel impact sur notre vie quotidienne ?
Nous avons eu plusieurs entrevues liées à l’AfVT.
La première a consisté à nous informer sur les faits, grâce à une première rencontre dans la salle polyvalente : une grande enceinte dans notre lycée, avec l’administratrice et professeure de l’AfVT, Chantal Anglade, qui nous a éclairés sur les deux plus récents attentats de masse commis en France : ceux du 13 novembre 2015 à Paris, ainsi que celui de Nice du 14 juillet 2016 sur la Promenade des Anglais.
La seconde a permis de rencontrer les victimes de ces attaques terroristes : des survivants ont eu le courage de raconter leur histoire.
Finalement aussi j’ai pu assister à une audience du procès de l’attentat de Nice, le début du réquisitoire. Le procès s’est déroulé entre le 5 septembre et le 16 décembre 2022.
Préparation avec Chantal Anglade
Sans savoir ce à quoi m’attendre, je me suis assis au premier rang, tout petit dans la grande salle qui nous accueillait.
Au début, je découvre les détails de l’attentat de Nice.
Un jour de fête, un moment que l’on passe en famille. Il est environ 22h30, moment idéal pour sortir et pouvoir profiter de la fraîcheur nocturne. Des musiciens jouent, les gens s’amusent et rient.
Trente mille personnes sont présentes ce soir-là sur la Promenade. Les rires cessent brutalement : un camion de 19 tonnes roule pendant deux kilomètres sur une promenade de sept kilomètres.
86 morts, 86 personnes, 86 citoyens que rien ne préparait à cela. Chacun avec une vie et une histoire, stoppés net pour toujours. Assassinés par un homme rempli de haine.
86 morts dont 15 enfants et adolescents encore innocents : toutes des vies volées.
457 blessés physiquement, dont le malheur ne s’arrête pas là, indéniablement blessés psychiquement, comme les milliers de personnes assistant à la scène.
La seule vraie chose qui nous appartient réellement, notre psychisme, est détruit par la réalité cruelle de cette nuit-là. Certains sont dépossédés de la force qui leur permettait de marcher insouciants sur la Promenade des Anglais, à jamais traumatisés.
Entendre ces réalités me met mal à l’aise.
Une colère brutale m’envahit.
Que le fil de la vie puisse un jour être si facilement tranché m’a profondément bouleversé.
Je me suis dit qu’ils n’avaient pas le droit de s’en sortir, ils ont commis un crime trop grave, tous complices. Se rendent-ils compte ? Faut-il être aliéné pour participer à cela ?
Le dégoût m’envahit.
Je savais bien que le monde est loin d’être un espace de paix et de tranquillité. Qu’il s’agisse d’une guerre quelque part, ou d’un conflit toujours en cours, ces événements semblent si loin de nous. Mais là, ce n’est plus pareil puisque l’événement survient dans la ville où l’on a grandi.
Ce sera un événement qui marquera les victimes à jamais.
Pourtant, certains ont eu le courage de raconter ce qu’ils ont vécu lors de l’attaque et le parcours qu’ils ont dû faire pour se reconstruire.
Dialogue avec les victimes
C’est le cas pour Amine et Seb Lascoux, arrivés de Paris spécialement pour l’occasion.
Amine, étudiant de 21 ans en 2016, nous a livré son témoignage.
Il nous raconte qu’il mène une vie complètement banale jusqu’au 14 juillet ; un rituel pour lui de marcher quotidiennement sur la Promenade, sortir avec des amis ou promener le chien d’une connaissance. C’est une vie familière dans laquelle nous pouvons tous plus ou moins nous projeter.
Néanmoins, Amine avoue qu’il s’inquiétait déjà après avoir vécu la décennie noire en Algérie. Depuis, Amine était sur la défensive. Malgré toute sa méfiance, il ne s’attendait pas à vivre cet événement, personne d’ailleurs ne s’y attendait. A la vue du camion, Amine doute qu’il s’agisse d’un attentat. Son cerveau refuse. Une série d’images atroces et les réactions des gens à proximité lui font comprendre progressivement la vérité. Revenu à la réalité, il appréhende ce qui vient de se passer. Les réactions de gens autour le confirment. Il n’est pas seul dans la confusion. Amine avoue que la combinaison des scènes atroces de cette nuit l’a petit à petit plongé dans un trou noir : une incapacité de pouvoir digérer ce qu’il a vécu pendant des années, avec des traces qui sont restées jusqu’à ce jour. Il est pourtant une personne qui semblait pouvoir vivre une vie tranquille, un étudiant avec sa vie devant lui – vie qui a complètement basculé à cause de cet attentat qu’il a vécu par malchance.
Je commence à me poser des questions sur ce qu’Amine serait déjà devenu si cette attaque n’avait pas eu lieu. Il y a des milliers de traumatisés à jamais, leurs vies sont devenues un cauchemar. Tous auraient pu continuer leur existence ordinaire si cet attentat n’était pas arrivé. Voilà l’objectif des terroristes : terroriser les gens.
Les rencontres avec d’autres victimes l’ont néanmoins aidé.
Amine souligne qu’il est après tout heureux qu’il existe une Justice en France, contrairement à ce qui s’est passé en Algérie.
Mais quelle Justice peut être exercée lorsque le coupable principal est déjà mort ? Que pouvons-nous faire pour empêcher que des actes semblables se répètent ?
Il n’existe pas de terroristes loups solitaires. L’assassin ne serait pas parvenu à ce stade s’il n’avait pas eu de complices – des complices qui restent à juger.
Ils agissent effroyablement, ils vont être punis de manière démocratique.
L’audience en salle de retransmission du procès
Le procès a été une manifestation de la réalité. Malgré l’acte irréparable, il ne faut jamais renoncer à la Démocratie et chercher ses principes. Chacun a le droit de parler, on respecte sa parole, même celle de la Défense.
Le procès est notamment une manière d’entretenir la Mémoire et l’histoire des victimes.
C’est une opportunité rare de pouvoir assister au réquisitoire du procès de l’attentat.
“Un acte indéniablement terroriste inspiré par des raisons sadiques”, voilà l’une des premières phrases que l’avocate générale prononce. Elle dénonce les actes, montre l’essence provocatrice de cette attaque. C’est une envie de troubler l’ordre choisissant un lieu emblématique, la Promenade, poumon de Nice. Faire un carnage lors d’une date symbolique, jour de fête nationale. Intimidation et horreur. Une idéologie inhumaine qui encourage et récompense ceux qui tuent violemment les “infidèles”.
Le massacre n’est pas leur seule motivation, il y a aussi une envie de créer une peur collective, un doute lorsqu’il y a quantité de personnes regroupées.
Puis c’est le quotidien épouvantable du criminel principal, déjà mort, qui est exposé : un homme mentalement malade qui aimait regarder des vidéos d’exécutions de Daesh, qui donnait de la nourriture animale à ses enfants pour les punir et qui les battait ainsi que sa femme.
Mais le passé de la personne ne justifie pas ses actes.
Les mots de l’avocate générale me rendent lucide.
Je réalise maintenant que le terrorisme est conçu pour créer la peur et l’incertitude collectives. Une peur qui peut se propager rapidement et ne se limite pas à ceux qui ont directement vécu l’événement. Une idéologie malade. Les autres personnes touchées sont les familles des victimes et des survivants, ainsi que celles exposées par les images diffusées. La douleur psychologique est souvent plus grande que le mal physique causé par cet horrible événement.
La rencontre avec les victimes m’a permis de comprendre que l’empathie et la compassion sont des ingrédients clés pour construire un monde plus tolérant. En écoutant les luttes et les défis auxquels Amine et Seb ont été confrontés, je comprends mieux la douleur et les traumatismes que d’autres ont vécus. L’impact humain de la violence est trop grave pour qu’on ne s’y oppose pas.
Les lycéens nous écrivent
Les élèves du lycée Honoré d’Estienne d’Orves nous ont écrit quelques mois plus tard et nous ont confié leurs pensées et impressions :
Merci
À Cyril Benedetti, Proviseur adjoint
À Renaud Faget, professeur
À Simon Volodin, et tous les lycéens
À nos partenaires