Contexte pédagogique :
Dès la deuxième semaine de la rentrée 2023, nous nous sommes rendues dans un lycée bien connu de l’AfVT, le lycée Lucie Aubrac de Courbevoie. En effet, de nombreuses actions éducatives ont déjà été menées dans cet établissement : « Tatouer le corps », « Les à-côtés du procès V13 » par exemple l’an dernier.
Nous revenons avec un projet intitulé « TENIR » à destination de la classe de 1ère HGGSP de Sophie Davieau-Pousset. Leur professeure leur dispense un cours d’introduction sur le Terrorisme traversant les 4 disciplines de leur spécialité, l’Histoire, la Géographie, la Géopolitique et les Sciences Politiques. Puis, Chantal Anglade, professeure de lettres mise à disposition de l’AfVT, revient sur la dernière partie relative aux Sciences Politiques en partant du verbe polysémique « tenir » : comment la démocratie tient-elle face un acte terroriste ? Comment après le 13 novembre 2015 notre société a-t-elle tenu ? Comment tenir ensemble face à la barbarie d’un tel acte ? Et surtout, comment les victimes ont-elles tenu ? Comment les associations peuvent-elles aider les victimes à tenir ?
Le déroulement d’un procès aux assises et la composition d’une cour d’assises spéciale
Pour répondre à la question « comment la démocratie tient-elle après un acte terroriste ? », on présente aux élèves la cour d’assises spécialement composée et notamment la salle spécialement conçue pour le procès historique du 13 novembre (surnommé V13 par la suite). Tout de suite des remarques fusent dans la classe. Une chose les étonne. En effet, Chantal vient d’expliquer le rôle de l’avocat de la défense. Un sentiment d’injustice les parcourt. Ils sont perplexes : « Mais Madame, pourquoi on perd son temps à juger quelqu’un qu’on a vu tirer sur la foule avec sa kalachnikov ? ». Cette réflexion permet alors d’introduire la notion de l’Etat de droit, le principe de la présomption d’innocence et du droit d’être défendu pour tous.
La séance se termine sur la présentation des deux témoins qui viendront témoigner la semaine prochaine.
Comment les victimes tiennent-elles après un attentat terroriste ?
Gaëlle et Stéphanie sont invitées à témoigner, à évoquer leur soirée du 13 novembre 2015 au Bataclan. Raconter leur parcours de guérison, leur volonté d’avancer, de se relever, et tout ce qu’il leur a permis de tenir pendant cette reconstruction. Chacune à leur tour parle ; tous les yeux sont rivés vers elles ; aucune interruption pendant les deux témoignages.
Gaëlle explique que c’est son fils qui, dans une sorte d’hallucination, l’a portée, l’a tenue en vie pendant que, blessée, elle se faisait passer pour morte à l’entrée de la salle du Bataclan. De cette zone de la salle c’est la seule survivante. Son amoureux, présent au concert avec elle, est tombé sous les balles des terroristes ; elle pensait qu’il faisait le mort comme elle mais il est mort sous le coup. Elle raconte que l’enjeu a été de tenir jusqu’à l’assaut des policiers, des équipes d’interventions ; il faut tenir, résister quand elle se sent partir. « On se raccroche à ce qu’on peut Ce qui m’a fait tenir c’est l’image de mon fils. Je le voyais debout qui me disait de sortir, de m’enfuir de cette salle ».
Elle est extirpée de la salle de concert par le négociateur de la BRI et prise en charge par les pompiers. Blessée au visage et au bras, Gaëlle rentre dans une spirale de reconstruction afin de retrouver la mobilité de son bras gauche et la partie de son visage qui a été soufflée par une balle de kalachnikov. Ses proches et l’équipe médicale l’aident à tenir : « j’ai voulu tenir la face, tenir bon pour reprendre mon rôle de mère dès que possible pour mon fils ».
Gaëlle témoigne par ces phrases fortes : « Je suis quand même assez fière aujourd’hui de me dire que j’ai tenu. Il faut de la patience, c’est l’amour qui fait tenir, l’entraide aussi, la présence de chacun, de dire les choses, de ne pas garder pour soi. On tient parce qu’on se raccroche au positif, car on tient à l’autre. »
Stéphanie raconte que c’est son cerveau qui lui a permis de tenir. C’est lui qui la guide vers la sortie, lui qui lui permet de se lever malgré le sang des autres sur elle : « c’est quelqu’un d’autre qui est aux manettes de mon cerveau, je suis en pilotage automatique à ce moment-là ». C’est son cerveau qui lui a fait prendre son sac et son manteau. Elle suit le mouvement de foule afin de sortir par les issues de secours, elle court en zigzag dans la ruelle attenante à la salle de concert, puis c’est le trou noir absolu. Les jours qui suivent les attaques, elle reste entourée auprès d’ami.e.s et sa mère lui rend visite. Sous le coup de la stupeur et de l’effroi, sa mère parlait des attentats comme si Stéphanie n’avait pas été présente et n’avait pas vécu l’attaque au Bataclan.
Quand Stéphanie parle de « l’après », elle évoque avec sourire le soutien qu’ont été les associations pour l’aider à tenir, à se relever après cette attaque. Garder contact avec les personnes rencontrées au concert – être comprise par ceux qui ont vécu la même chose ; pouvoir se parler sans filtre. Car c’est trop dur d’en parler à ses ami.e.s ; quand elle leur explique qu’elle ne va pas bien, ça jette un froid entre eux, ils ne comprennent pas ce qu’elle a vécu comme ses « camarades de galère » qui étaient présents ce soir là et qui ont vécu la même horreur qu’elle. S’adressant à la classe, Stéphanie leur explique cette culpabilité du survivant qui l’a anéantie pendant une longue période, cette question qui hante son esprit « pourquoi moi j’ai survécu ? je n’ai rien de plus que mon voisin d’à côté ». Puis cette culpabilité s’atténue, et elle témoigne « je me suis dit, si tu as survécu, il faut que tu sois utile, il faut donner un sens à tout ça ». Désormais, la culpabilité s’est un peu atténuée.
Stéphanie évoque ensuite le procès des attentats, ce procès historique surnommé V13, celui qui lui a permis de comprendre, de trouver des réponses. Ce qu’elle voulait avec ce procès, c’est « entendre la réponse que le pays pouvait apporter à ces actes effroyables, voir les effets d’une justice démocratique. Mais aussi comprendre comment on en arrive là, comme des personnes lambdas qui peuvent être mes gamins si j’en avais eu, peuvent tuer des personnes, des inconnus ».
Une partie des questions posées pour Gaëlle et Stéphanie
A la fin des récits des deux témoins, de nombreuses questions, d’une grande diversité, ont été posées aux deux femmes. Les élèves sont curieux, avec un grand respect, ils souhaitent en savoir davantage sur leur parcours de reconstruction.
Gaëlle a perdu son compagnon au concert. Un des élèves lui adresse une question à ce sujet : « est ce que vous pensez toujours à votre petit ami ? ». Elle lui répond que oui, tout le temps, elle ressent la culpabilité du survivant ; ils se tenaient côte à côte au concert : « à un millimètre près j’y passais aussi ». Ce qui fait tenir Gaëlle aussi, c’est de vivre pour ceux qui n’ont pas eu cette chance.
Une des élèves : est-ce que ça vous arrive d’avoir l’effet papillon, de vous demander ce qui serait passé si vous n’y aviez pas été à ce concert ?
Gaëlle : oui tous les matins [en riant] mais tu arrives à passer à autre chose. La vie ne tient qu’à un fil, il faut vivre pour pas les laisser gagner.
Une question a été posé à Gaëlle sur son fils, comment lui tient-il ? Gaëlle répond qu’au début, les mois après l’attentat, elle avait l’impression que son fils en parlait plus facilement quand il était plus petit. Elle s’attache à ce qu’il ne fasse pas d’amalgame, elle l’amène à réfléchir. « Je ressens qu’il a plus de colère que moi, qu’il cherche à me protéger ; mon objectif est de l’apaiser ».
Une des dernières questions posées est relative au pardon : « est ce que vous comptez pardonner un jour ? ». Stéphanie répond qu’elle a toujours eu du mal avec le terme de pardonner : « Je ne donne pas mon pardon, maintenant je m’en fous. C’est du gâchis pour eux, tant pis ». Gaëlle précise qu’il n’est pas question de pardon mais « c’est de l’indifférence qu’on ressent. Et un peu de pitié ; ce sont des mecs qui ont raté leur vie. »
Le livret
En conclusion de cette rencontre, les élèves de la classe ont confectionné un livret regroupant des mots, poèmes autour du mot « tenir » qui a été offert à Gaëlle et Stéphanie. Une des élèves a fait l’illustration de la page de garde. Elle a expliqué à Gaëlle tout son processus de création, en lui disant que durant chaque étape du dessin elle allait le montrer fièrement à sa maman, pour qu’elle suive les avancées. On comprend que ça lui tenait à cœur la réalisation de ce dessin.
MERCI
aux deux témoins, Gaëlle et Stéphanie
aux élèves de Terminale HGGSP du lycée Lucie Aubrac
à leur professeure Sophie Davieau-Pousset
à nos partenaires la Région Île-de-France et la Caf 92