« La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation », Claude Lanzmann, Holocauste, la représentation impossible, Le Monde du 3 mars 1994
Est-il possible de représenter une attaque terroriste ? Comment l’art peut-il représenter l’inépuisable de ce que l’on ne parvient pas à exprimer ? Autrement dit, comment représenter l’irreprésentable ?
Représenter l’irreprésentable, c’est ce que trois survivants des attaques de janvier et novembre 2015 ont tenté de faire (Simon Fieschi, rescapé de l’attaque à la rédaction de Charlie Hebdo, Camille Gardesse, rescapée de La Belle Equipe, et Yann, rescapé du Petit Cambodge) et le défi que les professeurs du lycée parisien Claude Bernard proposent à leurs élèves en Spécialités Arts plastiques et Éducation Physique et Sportive.
Les premiers vont créer une œuvre plastique, une fresque au sein même de leur lycée avec le street artist Hug Garcia ; les seconds vont élaborer une chorégraphie avec Amalia Salle.
Contexte pédagogique
Flaubert représente Emma Bovary s’ennuyant et rêvant d’un homme qui l’emporterait loin d’Yonville, Baudelaire représente à « [son] enfant, [sa] sœur » le « pays qui [leur] ressemble ». L’art permet à celui qui le pratique de représenter ce qu’il voit, ce qu’il perçoit, ce qu’il ressent, ce qu’il idéalise, bref, ce qu’il lui est concevable.
En spécialité Arts plastiques, les lycéens consacrent un chapitre entier à la problématique de « la représentation, ses langages, moyens plastiques et enjeux artistiques », aux questions relatives à la (non-)figuration.
Pourquoi tenter de représenter ce qui est irreprésentable ?
Même si les deux mots, le verbe « représenter » et le nom « irreprésentable », sont antithétiques, nous savons bien que toute la production artistique tend vers cette impossibilité. Et ne l’épuise jamais.
Ensemble, quelques semaines avant les témoignages, nous nous sommes demandé pourquoi les artistes s’attèlent à cette tâche (et ainsi pourquoi eux, lycéens, vont à leur tour s’y atteler). Diverses idées ont émergé. Plusieurs œuvres d’art ont servi de support pour étoffer notre réflexion.
Pourquoi donc ?
Les élèves de spécialité EPS et les élèves de spécialité Arts Plastiques sont alors entrés en discussion, confrontant les différentes œuvres qu’ils ont étudiées.
Qu’est-ce que les premiers ont pensé du spectacle de la compagnie Benthé (dirigée par le chorégraphe Théophile Bensusan) ? Qu’ont-ils ressenti en assistant à cette performance ?
« C’est une pièce chorégraphique de 4 danseurs issus du milieu hip hop mettant en scène les conséquences de la violence sur l’humain. C’est un zoom sur les différentes réactions que nous pouvons avoir face à une situation d’adversité ou un événement traumatisant. Aussi sur notre habilité à rebondir et notre résilience. » Théophile Bensusan pour Danse en Seine
Qu’est-ce que les seconds ont retenu des tableaux qu’ils ont étudiés ?
Judith et Holopherne du Caravage, 1599-1602
Le Cri de Munch (série de cinq œuvres réalisées entre 1893 et 1917)
Les artistes sont souvent eux-mêmes sources de réflexion sur leur propre art. C’est par exemple le cas de Claude Lanzmann, cité en introduction de cet article. Né en 1925 et d’origine juive, il s’engagea dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale.
Avec le film documentaire Shoah (1985), l’écrivain et cinéaste expose sa position quant à la représentation de l’extermination des Juifs en Europe : il prononce un interdit de la représentation par l’image ; Shoah propose en revanche une représentation par le témoignage – ce qui évidemment emporte notre conviction.
Ainsi, avec les élèves, nous avons débattu de la double impossibilité à laquelle se heurte la représentation des événements qui dépassent l’entendement humain et porte atteinte à l’humanité entière : on se situe entre le néant survenu avec la disparition des traces et l’innommable qui caractérise les génocides et les actes terroristes.
« Quelles représentations vous faites-vous de l’attentat à la rédaction de Charlie Hebdo ? des attentats du 13 novembre ? d’un attentat sur une terrasse ? Comment percevez-vous les mouvements, sensations (bruits, odeurs, couleurs, … ? », leur demande-t-on, alors que l’on sait bien qu’ils n’avaient qu’environ 8 ans en 2015 : ils essaient de répondre à cette série de questions et comprennent vite que leurs représentations ne sont pas faites uniquement de souvenirs mais aussi et surtout d’autres représentations élaborées ou construites autour d’eux par leurs proches et les média.
Bientôt, ils vont entendre le témoignage de Simon Fieschi et de Camille Gardesse, accompagnés de Yann, tous les trois survivants des attentats de janvier ou de novembre 2015.
En retraçant le déroulé des attentats de 2015, nous étudions quelques œuvres d’artistes victimes de ces événements. Est-ce que l’attentat à la rédaction de Charlie Hebdo est représentable ? Par conséquent, que dit la Une « Tout est pardonné » des survivants, publiée une semaine après l’attaque ?
On s’arrête sur quelques planches de Dessiner encore (2021) de la dessinatrice Coco :
C’est avec toutes ces réflexions en tête que ces élèves de Première ont commencé à réfléchir aux questions à poser aux trois témoins.
Car comment se représenter les attentats ?
En écoutant des témoignages…
Pour Simon Fieschi, webmaster de Charlie Hebdo et le premier sur lequel les terroristes tirent en entrant dans les locaux, la rédaction a été attaquée pour un « irreprésentable ». « Pour moi, l’attentat est représentable. L’image que j’ai c’est : l’odeur, les bruits, la couleur rouge. » Il est plongé dans le coma, et ne se réveillera qu’une semaine plus tard. A son réveil, il prend connaissance de l’étendu de l’attentat, et des réactions qu’il a suscitées. Aux lycéens, il déclare : « j’ai donc raté la traque des terroristes, la marche du 11, la Une des survivants. Je ne me les représente pas, on me les a relatés ».
Comment se représenter son propre corps traversé par une balle de kalachnikov ? Il a besoin qu’on lui explique, qu’on lui montre le trajet de la balle. Alité, considéré comme tétraplégique, longtemps il s’est représenté mentalement la marche, jusqu’au nouveau premier pas.
Il évoque aussi les gens qui se « représentent » ce qui vous est arrivé à vous et vous l’expliquent sans vergogne, et affirment par exemple que « ce qui ne tue pas rend plus fort » : ces représentations-là sont très loin de ce qu’il vit et pense.
Il conclut son témoignage en disant aux lycéens que « les procès et les représentations sont là pour que la société puisse se représenter ce qui s’est passé. » « Ecartez les limites que vous vous mettiez pour ne pas blesser, heurter, etc. Il n’y a pas d’art sans risque. »
C’est Yann qui poursuit. Blessé lors des attentats du 13 novembre alors qu’il était au restaurant Le Petit Cambodge avec des amis, il annonce que « [s]on souvenir est auditif ». « Je n’ai pas vu, j’ai entendu, j’ai essayé de me les représenter », déclare-t-il à ces élèves de Première. « C’était dur de ne pas pouvoir se représenter ». Il a entendu les tirs, a compris qu’il s’agissait de tirs mais n’arrivait pas à se les figurer : « je me doutais, mais je ne voulais pas ». Le procès a constitué un moment clé pour Yann : il n’y a pas de vidéos ni de photos de l’attaque au Petit Cambodge. « Entendre les 400 témoignages m’a permis de me représenter et de me rendre compte que je ne suis pas seul ».
Camille Gardesse est la dernière à prendre la parole. C’est la première fois qu’elle témoigne avec l’AfVT. Comme Yann, elle était sur les « terrasses » ce soir du 13 novembre 2015, à la Belle Equipe. Elle y perd des amis de lycée, des amis qu’elle connaissait depuis 20 ans. Elle raconte : « j’avais un peu faim, Sami avait un peu froid », tous deux restent à l’intérieur du restaurant tandis que leurs amis se regroupent à l’extérieur.
Le 1er octobre 2021, devant la cour spécialement composée, elle a déposé les noms de ses amis perdus : Hyacinthe, Marie, Justine, Hodda et Thierry ; « ces amis m’aimaient et m’accompagnaient dans ma vie depuis de nombreuses années : ils ont partagé mes joies, ils m’ont soutenu dans mes peines. Je les porte dans mon cœur en permanence. Mais je porte aussi la culpabilité d’être en vie, et je suis privée à jamais de leur présence, de leur amour. (…) ».
Ils étaient tous à La Belle Equipe – pour les 35 ans d’Hodda. Dans un premier temps, elle se souvient des bruits : après le bruit des balles, « le silence très profond assez incommensurable. Après, les cris, les gens qui se cherchent et appellent à l’aide. » « Après, j’ai vu » : le témoignage auditif devient visuel. Le procès lui a permis de connaître les faits, de voir des schémas avec l’emplacement des corps, « pour voir où étaient [ses] amis ». « J’ai rebouclé avec des images qui me marquent et qui pourtant sont sans cesse de manière omniprésente dans mes rêves. »
Quelques questions et réponses
Question de Noel : Avez-vous un sentiment de culpabilité ?
Camille : Le sentiment de culpabilité dévaste. Je ne supportais pas d’être en vie. Il m’a fallu beaucoup de thérapie pour comprendre que c’est lié au traumatisme. (…) Le terrorisme nous dépossède de tout.
Simon : C’est la culpabilité du survivant. Moi, j’ai fait face autrement car j’étais blessé. J’avais l’impression d’avoir payé le tarif. On assiste souvent à une inversion de la culpabilité : c’est comme si c’était de la faute de celui qui prend la balle, et non de celui qui l’a tirée. Nous, on a été attaqués pour ce que l’on faisait : est-ce qu’on ne l’a pas un peu cherché ? Au procès, les innocents se sentent mal, et ceux qui ne ressentent pas de culpabilité sont dans le box.
Question : Qu’avez-vous éprouvé d’être en présence de terroristes au procès ?
Camille : J’étais terrorisée. Progressivement, j’ai réussi à être auprès d’eux. On a passé 10 mois dans la même salle. Certains accusés sont très impliqués dans la préparation. D’autres non.
Simon : Ce qui nous a frappé c’est leur médiocrité. Ce qu’ils ont fait est proche du pire, mais ils n’ont pas l’étoffe de héros du mal. Cela leur enlevait une sorte d’aura. (…) On fait un travail de thérapie, de reconstruction, pour réussir à se raconter une histoire, un récit avec lequel on peut vivre. C’est le travail de la représentation. Il n’y a pas d’irreprésentable. Voir les accusés a enlevé la part d’imaginaire.
Question : Il vous a fallu combien de temps pour pouvoir raconter ?
Yann : J’avance quand j’en parle.
Camille : Je n’en parlais pas de la même manière à tout le monde, je préservais les parents de mes amis décédés, le fils de Marie. Après ma déposition, la sœur d’un ami m’a dit : « tu as dit des choses que je n’ai pas osé te demander. » Il y a des choses que je n’avais pas raconté à mes parents. Mais la déposition était un moyen de leur dire.
Simon : J’ai été auditionné par un policier : assez vite, il faut mettre des mots, qui évoluent, qui sont différents selon les personnes à qui on s’adresse. Puis un jour on peut recevoir le récit des autres.
Question de Madeleine : Est-ce que vous ressentez de la haine pour ceux qui ont tué, et pour ceux qui prétendent que vous êtes responsables ?
Camille : Je ne ressens aucune haine ni colère. Mais un sentiment de tristesse profonde pour toutes les victimes. C’est un choc qui touche les parents, les enfants, …
Simon : J’ai cherché la haine, la colère, car je ne les avais pas, on ne choisit pas.
Yann : Je ressens de la tristesse pour tous. Je n’ai pas de colère pour ceux qui justifiaient à demi-mot car cela vient d’une forme d’ignorance. Quand on entend cela de la part d’intellectuels, cela vient d’une forme d’ignorance, de la bêtise. Je ne comprends pas comment l’on peut justifier cela lorsqu’on est intelligent. Il n’y a aucune excuse. Je n’ai pas de haine.
Question : Le regard des gens qui change vous affecte-t-il ?
Simon : Vous êtes dans un fauteuil, les personnes vous regardent de haut, avec de la pitié.
Camille : je ne supporte pas d’entendre des ballons qui éclatent, d’aller en terrasse. Si je le verbalise, cela change le regard des gens. Il faut doser.
Créations
Après les témoignages vient le temps de la concrétisation du projet : les lycéens deviennent de véritables équipes, travaillant ensemble pour mener à bien le projet (conformément aux objectifs de compétences de la spécialité EPS). Leur professeur d’Arts plastiques et leur professeur d’EPS ont chacun sollicité des artistes reconnus et sensibles aux qualités de la jeunesse.
Si les artistes ont soutenu, éclairé le projet, ce sont les lycéens qui l’ont réalisé. Ils ont rassemblé leurs idées, puis esquisser pour les uns, répéter pour les autres. Ils ont dû faire des choix, sélectionner ce qu’ils leur paraissaient le plus pertinent pour représenter ce non-représentable. Nous tenons à souligner l’investissement dont tous ces élèves ont fait preuve durant les mois qu’a duré le projet.
Vous pouvez visionner dans la vidéo ci-dessous le making-off de la fresque réalisée par les élèves de la spécialité Arts plastiques :
Le dévoilement des œuvres
Quatre mois après leur rencontre avec les témoins, une soirée était organisée au lycée : nous avons découvert la chorégraphie et la fresque, créées à partir de la rencontre avec Simon, Camille et Yann. Nous avons été très touchés par leur investissement et leur réflexion. Ils nous ont expliqué en détails leurs choix artistiques.
Concernant la fresque, ils nous ont expliqué que c’était un espace oublié du lycée que leurs coups de pinceaux avaient mis en avant. Les yeux sur les portes représentent l’introspection, les grands coups de pinceaux noirs à droit de la porte représentent le bruit, la main avec le pantin symbolise les fils du destin,…
La professeure d’Arts plastiques a présenté le projet lors de la soirée de clôture des actions éducatives 2023 (un temps fort annuel de l’AfVT, où sont invités témoins, professeurs et partenaires), notamment grâce au diaporama vidéo « making-off ». Nous y avons également affiché des photographies la fresque, qui ont suscité des commentaires et des réflexions de de la part des invités.
Merci
Aux témoins, Camille, Simon et Yann
À Véronique Delandre, Proviseure
Aux 3 professeurs du lycée qui ont conduit ce projet
À nos partenaires, la Région Île de France et la Caf de Paris