Photo : SEb LASCOUX
Après avoir connu ce que l’existence a de pire à offrir, comment garder le lien avec les futilités de la vie quotidienne ? La singularité de l’expérience d’une victime de terrorisme l’isole souvent du monde extérieur y compris au sein même de la cellule familiale. Un tel drame dépose sur l’individu un stigmate, qu’il soit physique ou psychique, qui influence ses interactions avec autrui qui ne le voit plus qu’au travers de ce stigmate. Ainsi, comment ne pas rompre ce lien fragile avec l’extérieur qui maintient hors de l’eau bon nombre de victimes.
Lorsqu’à 15 ans, on collectionne les difficultés familiales, sociales, économiques comment accorder de l’importance à une scolarité dont on ne voit la finalité ? La culture scolaire imprègne bien plus certains milieux et strates de la société que d’autres qui, en miroir, grandissent dans une contre-culture scolaire. Ainsi, comment garder le lien entre ces jeunes et l’équipe éducative qui parfois peinent à se comprendre mutuellement ? Comment ne pas rompre le lien entre ces jeunes et leurs camarades plus enclins à poursuivre un parcours scolaire ?
Ce regard croisé entre ces différents destins, nous avons pu le constater lors de notre intervention au Lycée Guynemer à Grenoble auprès de la Classe Starter qui réunit des filles et des garçons de 14 à 15 ans, suivis par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), qui sans l’accompagnement scolaire particulier dont ils font l’objet seraient sûrement déjà sorti du système scolaire, et la classe de CAP métiers de la sécurité qui réunit des élèves qui se prédestinent à devenir pompiers, policiers, gendarmes, agents de sécurité, etc. Entre ces deux classes, un lien : le lycée, et plus particulièrement en ce 29 et 30 avril 2024, notre intervention.
Avec nous, Gaëlle Messager et Aurélie Silvestre ont fait le déplacement pour rencontrer ces jeunes et leur faire part de leur expérience. L’une, Gaëlle, est une victime directe des attentats du 13 novembre 2015 puisqu’elle se trouvait au bataclan. Elle porte aujourd’hui sur son visage la marque de la violence dont elle fut victime. Aurélie, elle, a perdu son compagnon Matthieu. Il était parti seul au concert des Eagles of Death Metal car, étant enceinte d’un second enfant, Aurélie ne pouvait l’accompagner. Particularité de la rencontre, Antoine Gentil, professeur de la classe Starter, est un ami d’enfance de Matthieu qui repose aujourd’hui à deux pas de là où habite Antoine. C’est donc un lien indéfectible qui lie Aurélie et Antoine autour de ce projet qui leur tient à cœur.
Sur le fil de la radicalisation
Lorsque nous arrivons au Lycée lundi 29 avril pour la préparation en classe avec les élèves, la première chose que nous remarquons, c’est la présence d’Antoine à l’entrée du bâtiment pour aller chercher ses élèves et les motiver à suivre notre intervention. Après quelques allers-retours pour convaincre les derniers arrivants, la séance peut commencer. D’un côté de la salle les jeunes de la classe Starter, de l’autre les CAP métiers de la sécurité.
Très vite, lors de la présentation des attentats qui ont touchés nos témoins, nous observons des confusions chez les élèves : l’attentat terroriste serait un acte commandé à l’individu par son Dieu ; les assaillants ne seraient pas des Français, mais des étrangers provenant d’un pays nommé l’Islam. Outre les obstacles que représentent ces idées dans leur compréhension de la radicalisation, elles le sont d’autant plus entre les élèves qui se retrouvent parfois isolés sur la base de préjugés sur leur confession et leurs origines. C’est pourquoi une digression s’impose. Chantal Anglade, Professeure de Lettres mise à disposition de l’AfVT, retrace donc aux élèves le parcours des djihadistes, leur nationalité française, leur radicalisation, et surtout la distinction entre la religion musulmane et le djihadisme. Une fois toutes ces confusions mises de côté, nous pouvons passer à la présentation des témoins.
Un lien victime à victime indéfectible
Le lendemain, une autre victime du Bataclan natif de la région grenobloise nous rejoint pour assister à l’intervention : Yann. C’est parce qu’ils sont les seuls à pouvoir comprendre exactement ce que vivent les autres victimes qu’un lien si fort les unies. Ce soir du 13 novembre 2015, leurs destins se sont croisés alors que rien ne les prédestinait à se rencontrer. Aujourd’hui encore bon nombre d’entre eux sont resté très proche comme en témoigne la présence de Yann parmi nous. Une proximité qui s’est renforcée avec le procès des attentats : pendant plus de 10 mois, ils se sont assis côte à côte sur les bancs des parties civiles, écoutant les dépositions de chacun, partageant leurs traumatismes. Comme le dit Gaëlle aux élèves : « Lors du procès, l’imbrication des histoires personnelles écrit un traumatisme collectif. Cela permet la manifestation de la vérité en plus d’avoir une vertu thérapeutique.
Un lien familial mis à mal
Lors du témoignage d’Aurélie et Gaëlle, un élément interpelle particulièrement l’attention des lycéens : leurs enfants. Il est, en effet, très complexe de faire comprendre à un enfant la spécificité d’un attentat terroriste et leur manière d’affronter cette épreuve est évidemment singulière et se distingue de celle des adultes. Gaëlle, qui a été transférée à l’hôpital immédiatement après l’assaut en raison de la gravité de ces blessures, a dû attendre quelque temps avant que son fils puisse lui rendre visite. Le choc était tel pour lui, « qu’il a fallu qu’il me voie à l’hôpital pour comprendre que je n’étais pas morte » raconte-t-elle aux élèves.
Pour les enfants d’Aurélie, c’est encore autre chose, tout deux ont perdu leur père mais le lien qui les unis à Matthieu est différent : son fils a connu son père et ressent son manque. Sa fille, elle, ne l’a pas connu, elle ressent donc le vide dû à l’absence d’une figure paternelle. Comme nous le décrit Aurélie : « elle se rend compte que c’est triste sans ressentir la tristesse du manque. Pour autant, elle vit cette tristesse par procuration. Récemment, elle a avoué, lors d’une séance chez la psy, être « pleine de nos larmes » ».
Aurélie prend également le temps d’expliquer aux élèves comment les victimes du terrorisme peuvent se sentir isolées au sein même de leur famille. Elle explique par exemple dans son témoignage, que lors du procès des attentats du 13 novembre, elle a tenue à se rendre quotidiennement au tribunal, et ce, même après avoir déposé à la barre. Sa famille ne comprenait pas ce choix, elle espérait pour Aurélie qu’elle puisse sortir de cette spirale après son témoignage, mais celle-ci voyait les choses différemment et ressentait le besoin de comprendre ce qui leur était arrivé, pourquoi ça leur était tombé dessus.
Comment renouer avec la société ?
L’attentat est un tel choc pour les victimes qu’il leur faut parfois plusieurs jours, ne serait-ce que pour franchir le seuil de leur porte d’entrée et mettre un pied dehors. Certains développent de nombreuses peurs : de la foule, des véhicules, du bruit, tout ce qui peut leur rappeler de près ou de loin ce qu’ils ont vécu de traumatisant. Aurélie et Gaëlle expliquent par exemple aux élèves le défi qu’a représenté pour elles, de retourner assister à un concert. On peut donc aisément comprendre que c’est tout un défi, souvent complexe, pour les victimes, de renouer avec la société et de faire corps avec.
Mais nos témoins savent ô combien il est important de contribuer à faire avancer notre société notamment sur ces sujets, et à quel point leur rôle est important. C’est pourquoi quand Ida, une élève du lycée Guynemer, demande à nos témoins comment elles font pour s’exprimer aussi librement sur le sujet, Gaëlle propose ce parallèle intéressant : « Quand j’étais plus jeune, une personne qui avait vécu la Shoah est venue témoigner dans notre classe. À travers elle, j’ai vu ce fait historique incarné par ce personnage. Quand j’ai compris que ce que j’avais vécu était un fait historique, j’ai fait ce parallèle et j’ai voulu donner aux élèves l’opportunité de voir ce fait historique incarné par un acteur à leur tour. »
Et c’est justement, ce lien personnel créé entre les élèves et nos témoins qui incarne une partie de notre histoire nationale, qui permettra aux élèves de la classe Starter de se remémorer du travail fait avec l’AfVT et leur professeur Antoine Gentil, lors de leur oral de fin d’année dans lequel s’inscrit ce projet.
Humaniser le terroriste
« Quand vous êtes allées au tribunal, avez-vous ressenti de la haine pour les accusés ? ». Demande Théo, un lycéen en CAP à nos témoins. Si la haine est un sentiment normal, presque mécanique dans les heures, jours, semaines qui suivent un attentat, il est pour autant nécessaire de la dépasser. Comme le dit Aurélie, sa première émotion en voyant les principaux accusés dans le box fut la peur. Si on ne peut réfuter que cette peur dont découle la haine, provient avant tout de leur statut de bourreau, peut-on tout de même réfléchir sur le rôle de la notion de « monstre » utilisé pour qualifier les terroristes ?
Un monstre, selon l’Académie Française, c’est un « être vivant dont l’organisation, dans sa totalité ou dans une de ses parties, n’est pas conforme à celle de son espèce. » On entend donc par cette qualification du terroriste, qu’il se situe en dehors du commun de l’humanité, qu’il est impossible pour un individu lambda de commettre de telles horreurs. Il est, en effet, plus confortable de récuser notre humanité de ces crimes. Mais malheureusement non, même un humain « normal » peut commettre le pire : les terroristes qui ont semé l’effroi le 13 novembre 2015, étaient des Français, ils ont grandi dans nos écoles et ne présentent aucun trouble psychologique particulier. Hannah Arendt nous mettait déjà en garde là-dessus 60 ans plus tôt, au sujet des plus grands criminels que nous ayons connus : « Il eût été réconfortant de croire qu’Eichmann était un monstre […] L’ennui avec Eichmann c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblait et qui n’étaient ni pervers, ni sadiques, qui étaient et sont encore effroyablement normaux ».
Une fois redevenu humain, aux yeux des victimes, il devient parfois plus facile pour ces dernières de dépasser la haine pour se reconstruire. Aurélie croit beaucoup dans les vertus de la justice restauratrice. Elle se dit même prête, devant les élèves, à rencontrer ses bourreaux : « Avec le temps, cette peur a disparu. Aujourd’hui, j’irais volontiers les rencontrer. Il a un réel soulagement quand on se rencontre que ce ne sont pas des monstres. ».
MERCI :
Aux deux intervenantes Gaëlle Messager et Aurélie Silvestre
À notre ami Yann
Aux élèves du Lycée Guynemer
À leur professeur Antoine Gentil
Par Titouan Le Flem, étudiant en Master à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et stagiaire à l’AfVT