Rencontre au lycée Lucie Aubrac de Courbevoie

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Rencontre des lycéens du lycée Lucie Aubrac (Courbevoie)

avec Soad El Khammal et Alain Couanon

Par Chantal Anglade, professeure de Lettres

 

Cadre et contexte pédagogiques

Depuis le début de l’année, le cours d’ EMC (éducation morale et civique) dispensé à la clase de seconde 5 du lycée Lucie Aubrac s’attache, entre autres objectifs, à « déconstruire la discours de haine » : c’est ainsi que les lycéens sont, par exemple, allés en janvier à l’UNESCO participer à la conférence-débat animée par un survivant tutsi du génocide rwandais, mais aussi au Tribunal de Grande Instance de Nanterre en décembre comme au Mémorial de Caen en novembre.

La classe participe au concours pédagogique proposé par la région Ile-de-France et la Ligue de l’Enseignement pour l’engagement lycéen sur les valeurs citoyenne, concours intitulé Alter Ego Ratio, et elle a choisi  de se consacrer à la première thématique : contre la radicalisation.

 

Rencontre programmée

Le mardi 10 avril, Soad Elkhammal et Alain Couanon sont venus à la rencontre des élèves de la Seconde 5.

Soad El Khammal est une personnalité particulièrement chère à l’AfVT, car elle est la présidente de l’association homologue marocaine, l’AMVT. Et nous sourions ensemble car, tandis que nous tentons d’illustrer dans les lycées français, les « valeurs républicaines », elle sillonne littéralement les routes du royaume du Maroc pour dialoguer avec collégiens et lycéens des « valeurs humaines » : valeurs de tolérance, de respect et de paix.

Son mari et son fils Taïeb, alors âgé de 17 ans, ont été assassinés dans les attentats du 16 mai 2003 de Casablanca. Dans les lycées, elle retrouve des jeunes gens de l’âge de Taïeb, et c’est alors pour elle l’occasion, dit-elle, de « positiver ».

Alain Couanon a été otage de l’hyper casher de la Porte de Vincennes le 09 janvier 20015 : « C’est un magasin juif qui a été attaqué et je suis, je crois, le seul otage non-juif du magasin, entré là un peu par hasard […] Je me sens un peu juif parmi eux aujourd’hui, en pleine sympathie, au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire :  souffrir avec. », déclare-t-il le 19 septembre 2015, au cours de l’hommage national aux Invalides.

Nous avons préparé avec les lycéens cette rencontre importante.

 

Sortie au Mémorial de la Shoah et Drancy

Le mardi 27 avril, nous avons accompagné la seconde 5, en compagnie de leurs professeurs, Sophie Davieau-Pousset, professeure d’Histoire, et Omar El Badri, professeur d’Arabe, au Mémorial de la Shoah le matin, et à celui de Drancy l’après-midi.

Sous la pluie, le matin, les élèves ont parcouru le Mur des Noms des déportés ;  nous sommes allés ensuite dans la crypte, puis nous asseoir dans le Mémorial des enfants qui comprend 3000 photographies d’enfants juifs déportés qui ont été rassemblées par Serge Klarsfeld, afin de converser avec notre conférencière.

Sous la pluie, l’après-midi, nous avons parcouru ce qu’est devenu aujourd’hui le Camp de Drancy, la cité H.L.M. en U aux volets blancs à gauche et aux volets noirs à droite et nous sommes arrêtés devant le wagon-témoin et le monument commémoratif réalisé par le sculpteur Shlomo Selinger.

C’est donc sous la pluie que les lycéens de la Seconde 5 ont su que plus de 62 000 juifs français avaient été déportés depuis le camp de Drancy, sous l’administration d’un préfet de police.

 

« Mardi 27 mars, nous avons visité le Mémorial de la Shoah et le camp d’internement de Drancy. On ne savait même pas ce que cela voulait dire « Shoah » même si on avait eu un cours l’année dernière sur le génocide. La conférencière était bien à notre écoute et ses explications étaient claires. La visite de la crypte, les photos des victimes, leurs cartes d’identité : tout cela nous a rapproché de cette histoire. Avant, on savait bien ce qu’il s’était passé pendant la guerre, mais maintenant on a compris d’où cette haine est venue. Maintenant, si un jour on est confronté à ce racisme, on défendra les droits des Juifs parce que ce sont des êtres humains comme nous tous. »

 

Une heure de présentation et de dialogue

Le vendredi 06 avril, nous avons passé une heure avec le Seconde 5 afin de préparer la rencontre avec Soad El Khammal et Alain Couanon : nous avons exposé les événements auxquels ils ont été confrontés, et projeté pour chacun d’eux une vidéo

La brutale slave de questions à laquelle Alain Couanon a été sommé de répondre, « Nom ? Age ? Profession ? Origine ? », a amené à une riche réflexion sur les choix que nous pouvons faire et ceux que nous ne faisons pas. Kishaya a conclu par cette phrase admirable : « On ne choisit pas sa naissance ».

 

Mardi 10 avril 2018 – Rencontre : que choisit-on ?

Le 16 mai 2003, Soad El Khammal a choisi d’être en France avec sa fille, alors âgée de quatorze ans, parce que cette dernière recevait le premier prix d’un concours littéraire francophone ; le 09 janvier 2015, Alain Couanon a choisi d’aller acheter de l’houmous à Vincennes parce qu’il a gardé de ses séjours dans des pays lointains un goût pour la cuisine orientale.

Soad El Khammal raconte brièvement son histoire : elle est Marocaine, elle a fait des études universitaires, elle s’est mariée et a construit un foyer solide, son mari est devenu un avocat de renom, ils ont eu deux enfants. Tout cela ne se construit pas en un jour, et quand elle a eu le sentiment d’avoir un foyer solide, l’attentat s’est produit et lui a ôté tout le « côté masculin » de sa famille.

Elle a choisi de porter ses convictions pour les valeurs de paix, de tolérance et de réflexion dans les collèges et lycée au Maroc où elle « trace des traits rouges sous le mot radicalisation ».

Alain Couanon affirme que le 09 janvier 2015, les cinq heures qu’il a passées dans l’Hyper Casher, où le hasard l’a conduit – car il n’habite pas le quartier de la Porte de Vincennes et n’est pas juif –  ont été un des pires moments de son existence. Il raconte les deux moments qui l’ont le plus frappés : le moment où l’assassin a proposé, comme pour soulager les autres otages, d’«achever » un homme encore vivant qu’il avait mortellement blessé, et le moment où il a été sommé de dire quelle est son « origine ». Et Monsieur Couanon amène les élèves réfléchir en demandant simplement « qu’est-ce que cela veut dire ? »

Cela veut dire que vais mourir comme mes compagnons juifs car j’ai commis ce crime abominable d’être né chrétien comme les autres sont nés juifs. C’est le même comme les Nazis qui ont tué les Juifs non pas pour ce qu’ils font mais pour ce qu’ils sont. C’est monstrueux.

Kishaya a raison : Soad n’a pas choisi de naître dans une famille musulmane et Alain Couanon n’a pas choisi de naître dans une famille chrétienne.

 

Dialogue avec les élèves

Djibril :  – Vous avez réussi à prendre du recul ?

Soad El Khammal : – Il y a ma vie d’avant, et ma vie d’après. Un jour, ma fille m’a dit d’être plus attentive, et qu’elle avait besoin de moi. Elle voulait une maman forte, et après les événements je ne pouvais pas J’ai dû me mettre débout pour ma fille, et pour la mémoire de mon mari et de mon fils, et enfin pour les autres victimes

Rayane : – Comment s’est passée la fin de la prise d’otages ?

Alain Couanon : – Le GIGN a fait diversion en provoquant une explosion à l’arrière du magasin avant de permettre l’ouverture du rideau de fer avec une autre explosion. J’ai eu le temps d’entendre le terroriste dire « Je vais tous les tuer ». Nous sommes sortis alors qu’il y avait des tirs.

Assia : – Est-ce que cela vous fait du bien d’en parler ?

Soad El Khammal : – Au début, en parler était très douloureux, mais je n’ai jamais renoncé, car dans les établissements scolaires, à travers vous, je vois mon fils, et cela me fait du bien.

Un élève : – Que ressentez-vous lorsqu’il y a un nouvel attentat ?

Soad El Khammal : – Quel que soit le lieu, je pense aux familles des victimes. Les victimes appartiennent toutes à ma famille. Je n’ai pas choisi cette famille, mais c’est une famille.

Une élève : -Qu’est-ce qui vous pousse à parler à des élèves aujourd’hui ?

Alain Coaunon : – Je suis intimidé mais j’ai des convictions à transmettre. Je peux parler, témoigner sans baratin, faire comprendre ce que j’ai ressenti, faire comprendre la monstruosité de l’acte auquel j’ai été confronté.

 

Etre ou ne pas être Charlie, la question de la professeure

Sophie Davieau-Pousset : – Dans cette classe, nous avons au cours de l’année abordé l’attentat à la rédaction de Charlie Hebdo. Que dire à des jeunes gens qui ne se sentent pas Charlie ?

Nous avons alors assisté à une vigoureuse défense, non pas seulement de la liberté d’expression par nos deux témoins, mais aussi et surtout à une défense des vertus de l’expression tout court, manière d’encourager les élèves, au sein de leur scolarité, à affiner leur expression : parler, dialoguer, argumenter, réfléchir, …

Alain Couanon : — On peut condamner le contenu d’un journal, mais c’est autre chose d’assassiner ceux qui le font ! Il faut laisser s’exprimer les journaux. Dans le monde, il existe de nombreux journaux qui choquent pour différentes raisons.

Soad El Khammal : – Charlie s’exprime avec un crayon ! Si on n’apprécie pas, on peut ou bien ne pas le lire, ne pas y prêter attention, ou bien s’opposer à lui avec la même arme, c’est-à-dire le crayon !

Au Maroc, après l’attentat de Charlie Hebdo, nous avons organisé un sit-in et nous levions notre main avec un crayon

Tuer est l’acte le plus lâche et le plus facile, car on ne fait pas fonctionner son cerveau – ni son cœur. Quand on n’est pas d’accord, il faut le dire en manifestant sa pensée, pas avec des armes.

On aurait pu s’arrêter là…

 

La question de l’« innocence » 

Essmay à Alain Couanon : – Je vous trouve très courageux

Alain Couanon : – Je trouve Madame très courageuse

Un élève : – D’autant que vous êtes innocents…

Je comprends plus vite que nos deux témoins la signification de l’adjectif « innocents » dans les propos de l’élève et j’interviens :  -Toutes les victimes d’actes terroristes sont innocentes. On a souvent entendu que les journalistes de la rédaction de Charlie-Hebdo avaient été tués car ils avaient caricaturé le Prophète de l’islam, mais toutes les victimes sont visées sous prétexte qu’elles font quelque chose d’illicite : boire à une terrasse de restaurant, se divertir à un concert ou participer à la fête nationale le 14 juillet à Nice.

Soad El Khammal : – Les terroristes veulent obtenir la sympathie des jeunes et  les convaincre que leurs actes peuvent être justifiés. Il faut se méfier de ce qui se dit et s’écrit sur les réseaux sociaux.

Faire parler les victimes du terrorisme est un outil de travail contre la radicalisation. Nous ne sommes pas des armes fortes, mais des armes douces.

 

 

Merci à tous les élèves de la Seconde 5 !

Rayan, Ala, Kishaya, Mahen, Cindy, Aya, Moufdi, Wassila, Yassir-Dine, Sarah, Nahila, Floriane, Djibril, Assia, Amin, Redha, Mikaïl, Guiorgui, Antoine, Inès-Lidya, Rayan, Romy, Jalal, Sacha, M’Barka, Suhaib, Harouna, Essmay, Francine

Et aux remarquables enseignants : Sophie Davieau-Pousset et Omar El Badri

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