Le vendredi 9 novembre 2018
Tout est beau et tout est neuf au Lycée Lucie Aubrac de Courbevoie qui a été inauguré à la dernière rentrée de septembre. Et c’est dans le CDI (Centre de Documentation et d’Information), lumineux, accueillant, coloré, que nous nous installons.
Contexte pédagogique
Cette rencontre donne l’impulsion a un vaste projet interdisciplinaire qui s’inscrit en premier lieu dans l’enseignement optionnel intitulé Droit et grands enjeux du monde contemporain en Terminale L, pour lequel une approche concrète et inductive est recommandée.
La fréquentation de la Littérature, cœur de l’enseignement de la section L, est nécessaire puisqu’on demandera aux élèves d’écrire une pièce de théâtre qui reconstitue le procès de l’attentat du Café Argana, perpétré à Marrakech du 28 avril 2011. Puis de la jouer ! L’atelier d’écriture de la pièce sera assuré conjointement par l’enseignante, Sophie Davieau-Pousset, et les pôles éducatif et juridique de l’AfVT, puis le volet mise en scène par une ex-avocate devenue comédienne.
Un vaste projet en partenariat
Outre l’AfVT, sont partenaires de ce projet l’association Ensemble Contre la Peine de Mort (ECPM) et la Ligue de l’Enseignement puisque les productions des lycéens participeront au concours Alter Ego Ratio qu’elle organise. Préalablement à la rencontre, les élèves ont pu rencontrer un ancien condamné à mort d’Alabama, monsieur Gary Drinkard, qui s’est exprimé devant quatre classes de l’établissement le mercredi 10 novembre 2018.
Les deux victimes du terrorisme qui témoignent ce vendredi 09 novembre ont assisté au procès de l’Argana, et elles participent activement au partenariat que l’AfVT construit avec l’association homologue au Maroc, l’AMVT : en avril dernier, elles étaient ensemble devant les élèves du lycée Al Mouwahidim de Marrakech.
Témoignage
Christiane Lombard, dont la fille Catherine et le gendre Jean ont été assassinés lors de l’attentat perpétré au café Argana, se souvient de la disposition de la salle d’audience, petite, avec les prévenus à gauche, leurs familles derrière celles des victimes. Elle explique :
« L’attentat visait des touristes, ç’a été un choc d’autant plus grand que Marrakech est une ville très touristique. Des Français sont morts, des Néerlandais, des Canadiens, des Suisses. On avait un traducteur pour trois ou quatre personnes, placés au milieu et la traduction se faisait cahin-caha. On retournait au procès toutes les trois semaines-un mois environ. Treize fois en tout, en comptant le procès en appel.
« La langue était un gros obstacle, On avait beau avoir un traducteur, on se sentait très étranger, on ne suivait pas tout.
« Le procès a très vite été mis en place. L’attentat a eu lieu le 28 avril 2011, le verdict a été rendu le 28 octobre de la même année. Il y avait une douzaine de complices, qui savaient sans dénoncer, sans trop savoir non plus, qui ont vu l’assassin faire des essais de bombe…
« Les familles des accusés brandissaient théâtralement des pancartes avec l’inscription : « innocents ». Comment savoir si ces familles étaient au courant ?
« Concernant les familles européennes, aucune n’a demandé la peine de mort pour aucun des neuf accusés dont un comparaissait librement. Parmi les victimes marocaines, on comptait un serveur et un vieux monsieur. Au Maroc, la peine capitale est prononcée mais inappliquée.
« Il y a eu un procès en appel. Le premier accusé a toujours clamé son innocence.
« Les victimes ont fait venir un avocat connu du barreau de Lille, Me Frank Berton. Il a fallu insister pour qu’il puisse plaider en français et sa plaidoirie était magnifique, même s’il n’y avait pas grand-chose à prouver, car on avait tout : la puce du portable de l’accusé laissée sur les lieux de l’attentat, des photos des touristes où il était apparu par accident, ce qui prouvait sa présence à Marrakech alors qu’il prétendait le contraire.
« La peine de mort a été prononcée pour les deux principaux accusés. Les sept autres ont écopé de prison, même celui qui comparaissait librement. »
Pas une seconde de haine pour l’une, une haine qui s’est estompée pour l’autre
« Ces événements sont créés par la haine et la haine appelle la haine. Je me disais : si on touche à un cheveu mes enfants, je me vengerai. Mais non. On est si malheureux et désespéré, il n’y a pas une seconde de haine face aux accusés dans le box. D’autres parents avaient la haine, surtout les pères. J’ai eu de la commisération pour les familles des accusés. Elles aussi ont tout perdu. La haine de résout rien. »
Soad Elkhammal prend à ce moment-là la parole pour souligner combien elle apprécie d’être en compagnie des lycéens.
Lorsque les attentats de mai 2003 lui ont pris son mari et son fils Taïeb, qui comme les lycéens devant elle, préparait son baccalauréat, elle avait une terrible haine : « On a pris ma vie. Ma fille est culpabilisée. J’étais tellement touchée, j’avalais des tonnes de médicaments, sans même savoir lesquels. Si j’avais eu les terroristes devant moi, je ne les aurais peut-être pas tués, mais j’aurais arraché leur peau par les dents et les ongles.
« J’ai rencontré une fois les familles des terroristes. Les femmes étaient toutes habillées de noir, je ne voyais pas leur visage et dans ces conditions je ne pouvais pas parler avec elles et je suis partie.
« Le procès des attentats du 16 mai 2003 a été le premier de ce genre pour un attentat terroriste. La police avait arrêté des centaines de gens. A l’Argana, les terroristes avaient fait ça de loin, tandis qu’à Casablanca ils étaient kamikazes. Il y avait quinze terroristes sur cinq lieux en même temps. Treize se sont fait exploser, deux ont renoncé. Le procès a eu lieu sans les victimes. Aujourd’hui, le tribunal de Salé près de Rabat est spécialisé dans le terrorisme, c’est là qu’a eu lieu le procès de l’Argana, mais en 2003 le procès a eu lieu au tribunal de Casablanca. Les juges et les avocats étaient les amis de mon mari. L’attentat a eu lieu le 16 mai 2003, le procès a été clôturé début août de la même année. Les deux terroristes principaux ont écopé de la peine capitale.
« Pour des centaines de personnes, les peines étaient entre un an et trente ans de prison ferme. La peine de mort au Maroc n’est jamais exécutée. Parmi les condamnés qui sont sortis de prison, certains ont essayé de recommencer. Il y a eu une grâce royale qui a fait ressortir ma haine, elle concernait quatre imams qui avant le 16 mai 2003 poussaient les jeunes à se radicaliser.
« Au Maroc, nous avons un Islam modéré. Mon père était un homme de religion. Il ne nous a jamais obligées à porter le voile. Je devais faire le ramadan et la prière quand j’étais petite, c’est tout. Les imams ont été graciés par le Roi, c’était choquant pour moi et ma fille. On n’a pas été convoquées pour la décision.
« Quelques années après, quand je suis revenue à moi, je me suis positionnée contre la peine de mort. Je veux que les terroristes restent à vie en prison et peut-être saisissent ce qu’ils ont fait à des innocents. Quant à moi, j’ai passé 17 ans de ma vie à élever mon fils et je vivais une histoire d’amour avec mon mari. On était arrivé à l’âge où on peut se dire qu’on va prendre sa retraite et être fier de ce qu’on a fait avec ses enfants…
« En 2011 a eu lieu le procès de l’Argana. Comme j’avais connu l’Association française des Victimes du Terrorisme (AfVT), j’ai été sollicité par son Directeur général, Guillaume Denoix de Saint-Marc, pour rencontrer les familles victimes de l’Argana au procès de Salé. Le procès était en arabe, la langue officielle au Maroc. La salle était très petite, nous étions très serrés. Les terroristes étaient tout près de nous et notre présence les rendait agressifs : « pourquoi êtes-vous êtes là ? », nous criaient-ils. Quand le magistrat prenait la parole, les familles des terroristes faisaient du théâtre, avec des cris, les femmes s’évanouissaient. »
Les questions des lycéens
Question d’une élève : Qui a fait appel ?
Christiane LOMBARD : Le défenseur des accusés.
Chantal ANGLADE (à Catherine Lombard) : Comment as-tu réagi ?
Christiane LOMBARD : J’étais effondrée. Le procès a été un cauchemar que n’arrangeait pas l’attitude des autres familles. La haine brûlait leur jugement, elles étaient obnubilées par la haine, surtout les pères… Pour ma part, je n’avais pas de place pour la haine. Les gens qui se lancent à corps perdu dans la haine, c’est improductif. Je me sens plus concernée par la jeunesse marocaine : aujourd’hui, j’apporte une aide financière pour que les deux filles du serveur de l’Argana, Monsieur Bouzidi, tué dans l’attentat, aient une bonne scolarité.
Question : Que diriez-vous au terroriste ?
Christiane LOMBARD : J’ai parlé avec lui dans son anglais approximatif. Le type est stupide, il pensait qu’il serait une gloire nationale. Quand il y a eu les reconstitutions, il s’était même rhabillé en hippie comme au moment de l’attentat. Il s’est pris pour une vedette le premier jour du procès. Il avait fait une tentative de départ en Syrie avant de se retrouver en prison en Libye.
On a reconstruit le café Argana pour faire revenir les touristes et le procès s’est vite terminé pour faire revenir les touristes. L’attentat a eu lieu trois jours avant l’assassinat de Ben Laden et juste avant le tsunami à Fukushima. Il y a beaucoup d’attentats qu’ainsi, au gré des autres actualités, on oublie. Après l’Argana, j’ai découvert des attentats d’avant 2011 que j’ignorais. Je comprends que les gens oublient. Tant mieux. Mais nous on n’oublie pas.
Soad ELKHAMMAL : Si j’avais le terroriste devant moi, je lui poserais deux questions : 1/ pourquoi ? Le comment, tout le monde le sait, comment ils ont fabriqué les bombes… 2/ Qui était derrière ? (Je pense aux imams) 3/ Au moment de passer à l’acte, étiez-vous des humains ?
Christiane LOMBARD : Parmi les terroristes, il y a ceux qui sont faciles à influencer. Mais il y a aussi des idéologues, des gens intelligents.
Chantal ANGLADE : Les idéologues ne meurent pas.
Soad Elkhammal et Christiane Lombard prolongeant la rencontre avec les élèves de TL.
Je m’en fiche des terroristes, ce qui m’importe, c’est la vie, c’est vous.
Christiane LOMBARD : Faites attention les uns aux autres. Quand on est jeune, on est toujours à la recherche d’un idéal. On peut se radicaliser facilement. Attention aux gens qui s’isolent, dont le rapport aux femmes a changé.
Chantal ANGLADE (aux élèves) : Christiane insiste sur votre jeunesse. Vous n’avez pas connu 2003 ni 2011. Vous vivez néanmoins dans une société impactée par le terrorisme, vous vous souvenez, en 2015, vous étiez en Troisième. Vous avez la possibilité de modifier le comportement d’un ami en dérive, d’essayer. Il est inacceptable qu’une jeune personne donne sa vie pour une idée.
Question de Mohammed (élève) : Ça ne vous fait pas mal de savoir qu’ils [les terroristes] sont toujours en vie ?
Sophie DAVIEAU-POUSSET : Je précise que Mohammed est en faveur de la peine de mort.
Mohammed : Prononcée et appliquée.
Christiane LOMBARD : Je n’y pense jamais. Les prisons marocaines, ce n’est pas rigolo. C’est pire d’être en prison, vous expiez tous les jours. La peine de mort c’est terminé. Je m’en fiche des terroristes, ce qui m’importe, c’est la vie, c’est vous.
Soad ELKHAMMAL : Je suis contre la peine de mort. Ce sont mes principes. Les exécuter, c’est une façon de soulager leur douleur. Qu’ils passent leur vie à pourrir en prison ! La peine de mort fera d’eux des héros pour leur clan, des martyrs. J’aurais aimé vieillir avec mon mari, avoir des petits-enfants. Même ma fille a voulu s‘éloigner du lieu de l’attentat, elle vit aujourd’hui en France.
Question : Comment étaient les familles des terroristes ?
Christiane LOMBARD : Elles les défendaient, avec des pancartes. Et en fait, je comprenais leur détresse. Question : Vous pensez quoi de ceux qui stigmatisent les Musulmans ?
Christiane LOMBARD : C’est un amalgame. Je n’ai aucune peur des Musulmans. Il y a toujours une part de mal dans la société. L’intégrisme est religieux comme politique, prenez l’extrême-droite … Le nazisme, c’était hier. Les gens qui font des amalgames se trompent lourdement.
Soad ELKHAMMAL : Tous les Musulmans ne sont pas terroristes mais il y a des terroristes musulmans, et qui commettent des actes contre les Musulmans. Vous avez vu le film Les Chevaux de Dieu ?
Mohammed : Oui, on l’a vu en cours d’arabe.
Soad ELKHAMMAL : Raconte-nous l’histoire.
Mohammed : C’est l’histoire de jeunes gens pauvres recrutés par une cellule extrémiste, deux frères. En prison, l’aîné a rencontré quelqu’un qui l’a radicalisé.
Soad ELKHAMMAL : De quel droit ce frère aîné dit à son petit frère que mon mari était un mécréant ? Certains aspects du film doivent être expliqués : les jeunes dans le film sont défavorisés. Çela ne veut pas dire qu’ils ont le droit de tuer les autres ! S’en référer à leur pauvreté, c’est un peu leur pardonner. Moi, je suis issue d’une famille de classe moyenne. Les études m’ont ouvert des horizons. La pauvreté n’est pas une excuse, elle ne mène pas forcément à la drogue et au terrorisme. Un conseil : accrochez-vous à vos études. Tout le reste viendra.
Sophie DAVIEAU-POUSSET (aux élèves) : Que pensez-vous de cette tentation radicale ?
Elève : Les gens qui radicalisent cherchent des gens fragiles.
Chantal ANGLADE : On observe une inversion des rôles, le radicalisé estime être victime au point de vouloir une revanche. On ne se radicalise pas qu’en prison.
Elève : On se radicalise aussi sur les réseaux sociaux.
Au Maroc, on a remplacé les cours de philosophie par des cours de religion
Soad ELKHAMMAL : La radicalisation se fait dans des mosquées informelles installées dans les garages. C’est la religion wahhabite saoudienne qui a fait entrer le fondamentalisme au Maroc. Il faut dire les choses noir sur blanc, c’est l’Arabie Saoudite qui depuis les années 1970 diffuse une pensée radicale. Au Maroc, on a remplacé les cours de philosophie par des cours de religion, dans les établissements publics. Les religieux extrémistes ont envahi le Maroc. Imaginez ce qu’ils font passer comme idées. Par exemple, il y avait un professeur qui avait partagé sa classe, filles d’un côté, garçons de l’autre. Quand il fait cours, il ne regarde pas du côté des filles. Les filles se sont mises d’accord pour emmener leur maquillage et se maquiller durant le cours, et je les approuve !
Les élèves de TL remplissant le questionnaire d’évaluation distribué en fin de rencontre par l’AfVT.
Merci à tous les élèves de Terminale L :
Hasna, Zaynab, Mohamed, Moïra, Juliette, Eve, Sarah, Allyah, Maryam, Isaline, Isabella, Nathanaëlle, Victoria, Fatma, Marthe, Céline, Lina, Nermine et Capucine
Et aux remarquables professeures Sophie Davieau-Pousset et Amandine Hen
Nous les retrouvons tous régulièrement pour l’écriture de la pièce de théâtre inspirée du procès de l’Argana, et nous irons ensemble à la représentation de Géhenne d’Ismaël Saidi, à laquelle nous invite le CIPDR, le vendredi 21 décembre prochain.
MERCI A TOUS NOS PARTENAIRES