Madame la Présidente,
Mesdames les assesseurs,
Le 16 octobre 2020, j’assistais à l’audience de la Cour spécialement composée, ici, dans ce tribunal, dans la salle d’à côté, dans le cadre du procès des attentats de Charlie Hebdo, Montrouge et de l’Hyper Cacher.
Nous avions été saisis de la nouvelle, en cette veille de week-end, ne comprenant pas qu’en France un professeur se soit fait décapiter.
À la reprise de l’audience, le président DE GORNAS invitait toute l’audience, parties civiles, défense, greffiers, journalistes, à se lever pour faire une minute de silence en hommage à ce professeur.
Jamais de ma vie et de ma carrière je n’ai eu à connaître une minute de silence pour des faits extérieurs à un procès.
Pourtant, il en a été ainsi parce que c’est la sérénité de la République, via une atteinte à un professeur, qui a été ce jour-là constatée.
De cette nouvelle suffisamment grave pour être digérée, devait surgir au fil du temps, la connaissance de l’implication des mineurs à ce drame.
Personne n’est préparé à cela.
Personne n’est préparé à se dire qu’un enfant peut avoir contribué à un attentat.
Nous avons donc basculé, ici, dans ce procès, dans l’inimaginable, c’est-à-dire cet horizon intellectuel indépassable qui fait que nous avons perdu nos repères initiaux.
Oui, il est vertigineux d’admettre l’implication de mineurs dans la mort d’un adulte.
Il est vertigineux d’envisager que des collégiens aient ainsi traité leur professeur, qu’ils disent tous pourtant apprécier.
Qu’est-ce que cela aurait été s’ils ne l’aimaient pas !
Nous sommes donc rentrés dans ce procès avec cet inconfort intellectuel, cette vérité dérangeante dans notre vision de l’ordre des choses …
Et ce vertige n’en finit pas….
Rappelez-vous qu’à l’entame de ce procès, l’AfVT d’une part, et les professeurs d’autre part, n’étaient pas les bienvenus pour des motifs de sérénité des débats et de libération de la parole des mineurs.
Or, non seulement certains se sont longuement exprimés, mais n’ont été nullement gênés par les professeurs.
Au contraire, ce procès a révélé qu’indépendamment de toute autorité, la personnalité affirmée des protagonistes s’est exprimée.
Certains, dans une arrogance assumée, ont dit qu’ils ne voulaient pas répondre aux questions.
D’autres se sont crus plus intelligents en faisant diversion jusqu’à croire qu’ils pouvaient espérer une relaxe.
Et puis, cette absence d’effort pour parler à la barre, pour rapprocher juste sa tête pour se faire entendre, laisse un sentiment diffus d’une absence de prise de conscience des enjeux de ce procès.
Tout ceci pour vous dire que ce n’est ni l’AfVT, ni les professeurs qui ont perturbé les débats, l’attitude des prévenus s’est suffi à elle-même.
Ils ont tous fini par reconnaître leurs méfaits, mais au prix d’une insistance des questions des parties civiles, d’une patience et de bienveillance de madame la procureure.
Pour quoi finalement ? Avons-nous eu des réponses sur les vraies raisons qui ont conduit à ce cataclysme de notre pensée ?
Oui nous savons que la terre de nos idéaux a tremblé et que l’épicentre est la mineure : tout part de ce mensonge sur une prétendue attitude d’un professeur alors qu’elle n’était même pas en cours.
Ce mensonge sera ensuite entretenu par la fabrication de vidéos, avec l’aide d’adultes, eux-mêmes usant de mensonges pour se faire passer tantôt auprès de l’enfant pour un journaliste, tantôt auprès des adultes pour un imam.
Ce mensonge se parera du sceau de la vérité puisqu’une plainte sera alors déposée contre le professeur PATY, rendant ainsi vraisemblable le narratif de la discrétion religieuse.
La diffusion sur les réseaux sociaux fera le reste : amplifier le nombre de vues, de likes pour rendre encore crédible ce mensonge monté de toutes pièces.
L’onde de propagation est telle qu’en moins de trois jours, tout le collège s’est approprié cette version mensongère des faits, et finira par capter l’attention du terroriste, le motivant à se rendre sur place pour venger selon lui le prophète.
Et là encore, les plaques tectoniques de l’absence de réflexion et du maintien du mensonge par l’élève dans sa dernière conversation avec un autre élève vont finir de conforter le terroriste sur la nécessité de tuer le professeur.
Et ce qui constitue une violence à laquelle je ne m’habitue pas, c’est la déconcertante facilité avec laquelle le terroriste va trouver avec ces mineurs un moyen d’arriver à ses fins : de l’argent.
Une coordination stupéfiante entre ceux qui font le guet et ceux qui le cachent.
L’appât du gain a suffi, peu importe les conséquences.
Et il faut aujourd’hui que nous composions avec ces éléments qui dans la tête de tout individu normalement composé ne fait pas sens !
Afin de nous permettre de nous relever de cet abysse intellectuel, l’AfVT vient en réalité vous dire que certes nous sommes dans un tribunal pour enfants traitant de faits délictuels, mais nous devrons prendre conscience, aussi difficile soit-il, que nous avons affaire à un nouveau mode opératoire terroriste.
Lequel ? celui de se servir de mineurs comme boucliers humains intellectuels afin de déstabiliser nos institutions.
Des adultes mal intentionnés se sont servis de leur lien d’affection et de la loyauté familiale qui en découle pour manipuler des mineurs, le collège et l’opinion.
Ces mêmes adultes savaient toucher les ressorts sensationnels des réseaux sociaux et ont été en contact avec le terroriste.
Le même saura aussi manipuler ces mineurs en leur offrant de l’argent facile.
Tous ici avez interrogé les mineurs sur le rôle, l’aide portée à ces adultes.
Autrement dit, les enfants ont été l’instrument de l’acte terroriste : au début et à la fin.
Ne pas regarder cette vérité affreuse et impensable dans nos cerveaux habitués à plus de raison, serait passer à côté de l’ingéniosité du mal qui saisit toutes les occasions, y compris le mensonge pour nous déstabiliser.
Ce n’est pas moi qui veux dramatiser, c’est la réalité actuelle qui est laide.
En prenant de la hauteur, l’AfVT aspire à cette prise de conscience, car c’est en ayant l’exacte périmètre du fléau terroriste que nous pourrons ainsi lutter.
Mais nous avons la lumière au bout du chemin.
Celle de la nièce de Samuel Paty qui malgré sa douleur et à l’instar de ses grands-parents ou mère ou tante présentes, a su rester digne et camper dans nos valeurs de paix, de dialogue, d’esprit critique et d’humilité.
Lorsqu’elle est venue à la barre témoigner, j’y ai vu un contraste saisissant de jeunesse : d’un côté celle qui veut comprendre, de l’autre celle qui veut nous méprendre.
Et lorsque sa mère est également venue témoigner, je n’ai pas pu m’empêcher de me remémorer ce film Le Cercle des poètes disparus où Robin William qui tient le rôle d’un professeur libre mais respectueux de la pensée, fera voler en éclat le déterminisme de jeunes lycéens en les incitant à penser.
Oui penser pour panser nos blessures,
Il est des blessures qui ne se voient pas,
Il est des blessures qui ne se hurlent pas,
Il est des blessures qui ne se démontrent pas,
Ces blessures invisibles, indicibles, et pourtant bien existantes, les professeurs du Collège du Bois d’Aulne les ont vécues, loin des polémiques ou autres formes d’invectives qu’ils ont pu entendre à leur encontre.
Ce ne sont donc pas des professeurs qui ont ici porté atteinte à la sérénité des débats quand celle de la Nation avait déjà été ébranlée par ce qui nous lie dans ce procès.
Au contraire, ce serait mal comprendre la nature du métier d’enseignant, qui n’est pas là pour perturber l’ordre social mais bien pour le permettre de perdurer.
Enseigner est un travail de longue haleine où se tissent des liens avec les élèves bien plus grands que la transmission d’un simple savoir ou de relevés de notes.
Qui d’entre nous ne se souvient pas d’un professeur qui a marqué sa vie, qui l’a inspiré, voire orienté dans son chemin de vie ?
Qui ne se souvient pas d’excursions, de débats avec des professeurs au collège que nous aurions pu avoir plusieurs fois au collège ?
Ils font partie de notre vie car nous sommes tous issus de l’école républicaine.
Ils font partie de la sécurité que nous procure l’autorité d’un savoir, d’une matière inconnue ou connue.
Ils sont le socle de notre parcours citoyen et donc concourent à la sérénité discrète, mais réelle de qui nous sommes.
Après la famille de sang et de cœur, nous rencontrons notre famille d’enseignement pour nous laisser guider vers une famille professionnelle.
C’est ça enseigner : participer à cette transmission sempiternelle de matières, avec des liens humains, affectueux ou pas pour certains mais déterminants à notre parcours professionnel.
Il y en a bien un qui a compris avant tout le monde ce qui se passait.
Il l’a dit et écrit par mail du 12 octobre qui se trouve dans les pièces de cette procédure qu’il était l’objet d’islamistes locaux et qu’il était menacé comme tout le collège.
Exclure les professeurs du collège du Bois d’Aulne de ce procès, aurait été sinon trahir les propos de celui qui en a payé le prix fort, mais en minimiser considérablement la portée.
D’ailleurs, ni l’instruction, ni les magistrats instructeurs dans leur ordonnance de renvoi devant votre juridiction ne l’ont fait puisque les incriminations retenues visent bien un enseignant ou toute personne ayant travaillé au sein de l’établissement scolaire.
Je vous invite donc, comme Monsieur, à vous lever à hauteur des enjeux procéduraux et humains de ce procès.
Pour la mémoire d’un professeur.
Pour la douleur de tous les professeurs du collège du Bois d’Aulne.
Et un jour, viendra le procès d’un prévenu pourtant bien présent, mais qui échappe aux foudres de la justice : je veux parler des réseaux sociaux pour ne pas dire asociaux.
Ce lieu où la haine et le mensonge se maquillent pour crier haut et fort leurs visions tronquées du réel.
L’intelligence artificielle de ces clics hypnotiques pour une jeunesse en mal de sensations, ne peut rien pour l’instant face à la bêtise réelle, face à ce naufrage de la pensée qui a abouti à la décapitation d’un professeur.
Nous ne saurons jamais le contenu des échanges effacés en grand nombre par ces mineurs.
Mais peu importe, aujourd’hui, nous sommes tous les élèves de ce que votre Tribunal tirera comme enseignements des débats de ce procès.
Et peut-être, alors peut-être, pourrons-nous retrouver un sens dans l’implication de ces mineurs, à ce drame insensé.
Et pour tenter de faire sens, j’aimerais adresser ce message aux élèves :
Chérissez la connaissance ! Cette connaissance qui est un remède à l’ignorance et la haine.
Comme Samuel PATY, chérissons la connaissance !