Le jeune Ahmed et nos élèves (2), Le couteau et le brin d’herbe

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Le mardi 03 mars 2020, une classe de 3ème et une classe de Terminale L de la Cité Scolaire Claude Bernard de Paris ont eu l’immense plaisir de dialoguer avec Jean-Pierre et Luc Dardenne à propos de leur dernier film, Le Jeune Ahmed. Nous nous rencontrons dans la salle des Mariages de la mairie du 16ème arrondissement de Paris.

Tandis que les cinéastes sont partis de la réalité pour arriver à la fiction (lien vers le premier article), nous avons pris le chemin inverse : nous avons projeté le film des frères Dardenne, travaillé sur les images, les plans, les séquences, réfléchi à l’histoire singulière du jeune personnage et abouti à une fructueuse réflexion sur la radicalisation et ses conséquences.

Lire l’article précédent sur la préparation pédagogique de cet échange et les définitions de l’art données par Jean-Pierre et Luc Dardenne 

Le regard : celui d’Ahmed, des cinéastes et du spectateur

Les élèves proposent, sous la forme de saynètes, leurs réflexions sur les regards dans le film : ils représentent tout d’abord un Ahmed qui n’enlève pas ses lunettes et les attache même avec des élastiques. Sa vision du monde se fait justement à travers ses lunettes, commente l’un d’eux.

« C’était stressant de jamais vraiment voir son visage, de tout le temps ne voir que sa nuque, s’exclame un autre. Les Dardenne font sûrement exprès de le filmer de dos ».

Ils représentent ensuite d’une scène de tournage dans laquelle ils incarnent les deux cinéastes pendant le tournage : « Vous êtes tous prêts ? Oui ? Action ! », « De dos, de dos ! », « c’est le moment où vous communiquez ».

Question : On a l’impression qu’Ahmed est souvent de dos. C’est assez stressant car on a l’impression de jamais l’avoir en face de soi, nous n’avons pas vraiment de contact avec lui.

Réponse de Luc : C’est une impression qu’on peut avoir mais il est aussi de face. Quand il est de face, son regard est caché.  La caméra est toujours un peu plus haut que ses yeux, ses paupières tombent également un peu, ainsi que ses lunettes. Son regard échappe donc à la caméra, il a l’air enfermé avec sa logique de mort.

La seule fois où on a filmé son regard de face sans le cacher c’est lorsqu’il regarde son imam car il est fasciné par lui. Quand il est avec les autres, c’est comme s’il ne les voyait pas. Effectivement, on a filmé exprès de cette façon et c’est le jeune acteur, Idir, qui a fait cette proposition. Nous avons vu comment il était et comment il regardait, lui. Et nous l’avons filmé tel quel. Nous n’avons pas dit à l’acteur de lever les yeux, c’était bien pour nous qu’il reste enfermé. On le filme enfermé dans son fanatisme, dans son discours de haine. C’est donc volontaire, mais on ne le voit pas tellement de dos – c’est surtout qu’on ne puisse pas communiquer avec lui, qu’on se dise tout le temps « mais qu’est-ce qu’il va faire ? », « où il est ? », « À quoi il pense ? ».

En même temps, nous, on s’est dit qu’en prenant un jeune acteur de cet âge-là – il avait 12 ans et huit mois quand il a tourné, c’est un adolescent comme vous. L’adolescence c’est l’âge où on rêve de quelque chose d’autre que ce que l’on a connu dans sa famille.  On cherche d’autres modèles, on ne se sent pas bien, on se méprise un peu soi-même, on veut appartenir à quelque chose de grand.

On a essayé de mettre le spectateur dans la position de la mère qui ne comprend pas son fils. Le spectateur est à la fois avec lui et horrifié par lui. Il a peur de lui et en même temps il est compatissant, car c’est un enfant et qu’on lui a lessivé le cerveau.

La dernière chose sur le regard, c’est le premier plan du film : Ahmed court en passant devant la caméra, et nous, on le filme, on essaie de le suivre mais on n’y arrive pas. On fait exprès de pas y arriver pour montrer qu’il nous échappe, comme son regard, et que le fanatisme, on ne va pas essayer de dire ce que c’est, que c’est simple et qu’on peut en sortir facilement. Justement c’est compliqué et cela reste mystérieux

Question : Les lunettes que porte Ahmed jouent-elles un rôle sur son enfermement ?

Réponse de Jean-Pierre : C’est vrai qu’on peut voir les lunettes comme une espèce d’armure que Louise va lui enlever pendant un instant.  C’est un moment où Ahmed va un peu s’ouvrir et se laisser gagner par la vie.

Ses lunettes lui donnent aussi un côté « gamin comme tous les autres », il a l’air d’un « petit intellectuel », d’un « bon gars ». On ne voulait pas rentrer dans les clichés de la représentation de la marginalité, de la violence.

Question d’Inès : Comment faites-vous pour avoir une seule vision alors que vous êtes deux ?

Réponse de Luc : Ce qui est certain, c’est que nous voulons faire le même film. On parle beaucoup entre nous des personnages et on en arrive à penser de la même façon, à voir et à construire l’histoire.

Est-ce que c’est possible entre deux personnes qui ne sont pas frères ou sœurs ? Je pense que oui mais c’est très rare. En B.D., oui, scénario, dessin… mais ici on fait la même chose tous les deux, on est vraiment lié dans le travail. C’est une longue expérience, commencée il y a 45 ans.

Sur le plateau, nous avons ce qu’on appelle un combo (c’est un écran de télévision relié à la caméra). Nous sommes tous les deux derrière le combo, tous les deux devant l’image que la caméra est en train de filmer, on est souvent caché derrière un mur ou une palissade : on voit la même image pendant le tournage, et au montage évidemment aussi. On est deux mais il y a une alchimie particulière. On pourrait dire qu’on a le même regard sur une image ou un plan.

Question d’Inès : Quelle est la scène que vous avez aimé tourner le plus ?

Réponse de Luc : La même que vous, c’est-à-dire celle dans le champ. C’est amusant, c’est différent de ce qu’on fait d’habitude. On est souvent avec Ahmed, il court vers le meurtre et plusieurs fois il est arrêté dans sa course. Et cette scène, c’est un plan où il est arrêté : le plan est plus large, ils sont assis tous les deux. Il y avait heureusement du vent – c’est le hasard du tournage -, on voit les arbres, les herbes, les choses bougent un peu : des petits moments fragiles de la vie, les cheveux de Louise. Et ça, c’est la vie, c’est ça qu’on massacre aussi quand on tue quelqu’un : tout se raidit, tout se fige. On est allé filmer ce moment-là, c’est pour ça qu’on a aussi élargi le plan. Ils sont ensemble, il n’est pas tout seul. C’est une scène difficile pour les acteurs car elle dure longtemps, quatre minutes, et il n’y a personne pour souffler le texte, pour trouver le rythme des silences. Le fait que Louise aille chercher le brin d’herbe aussi … C’est tout le contraire d’un couteau, un brin d’herbe, c’est quelque chose de très fragile.

Ahmed et les autres – la question de l’altérité pour un jeune radicalisé

Les rapports d’Ahmed avec les autres passent par les regards, le toucher et le langage. Les élèves ont joué des saynètes illustrant les relations du jeune personnage avec les femmes (sa mère, sa sœur, Inès, Louise, la psychologue), avec son imam, avec son éducateur, et de certaines séquences du film, ils ont tiré des questions qu’ils adressent aux cinéastes.

Question : Comment peut-on s’identifier à Ahmed quand on n’est pas d’origine arabe ou musulmane ?

Réponse de Jean-Pierre : Je pense qu’on peut s’identifier avoir de l’empathie pour le personnage d’Ahmed, avoir envie qu’il sorte de son fanatisme. Le fanatisme n’est pas lié au fait d’être ou ne pas être arabe et/ou musulman. La religion chrétienne a eu son heure de fanatisme, le fanatisme politique s’est également exprimé à maintes reprises et, à mon avis, n’a pas fini de s’exprimer.

Question :  L’autorité de l’imam est-elle réelle ou liée à un désir de pouvoir ?

Réponse de Luc : L’autorité, c’est la séduction exercée sur le garçon. Elle est liée à beaucoup de choses ; on peut imaginer qu’étant sans père Ahmed trouve dans cet imam un père de substitution, à cet âge-là il cherche à plaire au modèle qu’il s’est donné.

L’autorité qu’il exerce est fondée sur quelque chose qui est affectif et sur une logique imparable. Pour l’imam, c’est blanc ou noir, l’un exclut l’autre. On ne peut pas être entre les deux, on ne peut pas évaluer, discuter. C’est une autorité qui n’est pas fondée, ce n’est pas rationnel car il n’y a pas eu un échange d’arguments entre eux. C’est affectif, c’est une forme de séduction.

Il y a un écrivain allemand, Gűnter Grass, qui avoue qu’il a été à 16 ans dans les jeunesses hitlériennes : il explique dans ses Mémoires qu’il a été fasciné et « séduit » par le discours nazi et la pureté que lui offrait ce discours. À cet âge-là, on peut aimer ça, c’est ça qui est dangereux. C’est pour ça qu’à l’école on apprend à discuter, à échanger, c’est ce qu’on fait maintenant : on est en groupe, on discute, c’est pluriel, ce n’est pas unifié.

Question : Ahmed demande à Louise de se convertir. Peut-on universaliser la situation ?

Réponse de Jean-Pierre : Ahmed, à ses propres yeux, a commis un péché, il a embrassé une fille qui, en plus, n’est pas musulmane, son péché est double. Il essaie alors de récupérer la situation en tentant qu’elle se convertisse. Il lui demande d’entrer dans ses convictions à lui.

Je pense qu’aujourd’hui (et je suis assez étonné de voir cela) on vit dans des sociétés qui se renferment sur leurs identités. On se crispe de plus en plus et on a l’impression qu’on n’arrive plus à exister en dehors de ce qu’on appelle les identités fortes et exclusives. Cette tendance est dangereuse et il ne s’agit pas seulement de fanatisme religieux. Il n’y a qu’à regarder par exemple le mouvement souverainiste et la place que prend l’extrême droite en France.

Question : Pourquoi la gentillesse des autres n’est-elle pas acceptable pour Ahmed ?

Réponse de Luc : Ahmed dit à sa mère : « ils sont trop gentils avec moi, je n’aime pas ça ». Il veut que ses ennemis restent ses ennemis.  Parce que sinon, sa haine envers les impurs n’est plus justifiée, il ne peut être une victime. Il doit pouvoir se dire que c’est à lui qu’on interdit la pureté musulmane dans cette société. Il est en « guerre ». Si ce schéma ne fonctionne pas, il n’est pas légitime à les haïr et à faire comme s’ils n’existaient pas.

Question : Pourquoi avoir fait le choix de si peu de dialogue ?

Réponse de Luc : On avait imaginé certaines scènes avec plus de dialogues. S’il y avait plus de paroles, on aurait trop bien compris la manipulation. On souhaite que le spectateur puisse penser qu’Ahmed est en train de changer. On a essayé de laisser le spectateur dans le doute. C’est pour ça que les scènes avec la psychologue ou avec l’éducateur sont ce qu’elles sont. Nous ne sommes jamais arrivés à faire sortir Ahmed de son fanatisme grâce à un autre personnage, c’est pour ça que nous avons pensé qu’il fallait qu’il lui arrive quelque chose. Quelque chose en rapport avec son corps, sa peur de mourir qui provoque chez lui un changement qui apparait dans le fait qu’il appelle sa mère au secours.

Pour construire la rôle de l’éducateur, on s’est appuyé sur le modèle d’un centre. Il y a une association en France qui s’appelle Thélémythe qui s’occupe de jeunes radicalisés : ils ont un éducateur par jeune tandis qu’ailleurs, souvent, c’est un éducateur pour 3-4. Le psychanalyste Fethi Benslama nous a dit que cela serait idéal. On a choisi la solution idéale en donnant à Ahmed un éducateur rien que pour lui. Le rôle de l’éducateur c’est d’écouter Ahmed mais de ne pas l’obliger, notamment quand il est pris entre la prière et le désir de partir seul avec Louise. Il le renvoie à son libre-arbitre : « c’est à toi de choisir ». Il le met toujours dans cette position-là. Il veut qu’Ahmed choisisse et décide par lui-même, et pas à cause d’un respect pour une idéologie.

Si les scènes avaient été trop longues, le film aurait perdu de sa tension. Le fait que les choses restent un peu obscures, cela permet au spectateur d’être dans le doute : même si on s’attend à ce qu’Ahmed passe à l’acte, il y a cette ambiguïté qu’on a maintenue.

Dans les scènes avec la jeune Louise, on pensait que c’était intéressant de le mettre à la place de tout être humain de son âge. Tout être humain a le désir de rencontrer quelqu’un en touchant son corps. Là, peut être que le spectateur va penser qu’il va changer : « ça, c’est quelque chose auquel il ne va pas résister… ».

Question : Pourquoi avez-vous montré les relations hommes/femmes de manière négative et non pas de manière apaisée, pacifique ?

Réponse de Jean-Pierre : Ahmed est un garçon obsédé par la pureté. On l’a mis dans une famille impure. Oui, la mère boit un verre, la sœur s’habille comme « une pute ». C’est impossible qu’Ahmed ait des relations pacifiées avec sa famille, car elle ne correspond pas avec son idéal de la pureté. Le but d’Ahmed, c’est de les remettre tous dans le droit chemin. Ahmed n’a de relations pacifiées avec personne, sauf avec l’imam.

Réponse de Luc : il a quatre ennemies, quatre femmes : sa mère, sa sœur, Louise et Inès. Elles représentent l’impureté. C’est normal que cela devienne conflictuel dans la famille. Toutes les familles qui ont vécu cela le disent : c’est la guerre, c’est un enfer quand vous avez un enfant qui tourne mal, qui devient fanatique.

Lire l’article précédent 

Lire la suite : l’idéal de pureté d’Ahmed et l’interprétation de la fin du film 

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MERCI

À Jean-Pierre et Luc Dardenne 

À Adrienne d’Anna

 

 

 

À Sandrine Valentin de la Commission Européenne

 

 

Aux élèves de 3ème 2 et de Terminale L de la Cité Scolaire Claude Bernard de Paris

À Martine Ferry-Grand et Florence Sentuc, Proviseure et Principale adjointe de la Cité Scolaire Claude Bernard

À Christine Amadieu et Thérèse Moro, professeures

À Stéphane Casorla, AESH et comédien

 

 

 

À Pierre Halart, photographe

À Pénélope Lamoureux et Benoît Fourrier de l’association Les Libres Filmeurs

 

 

 

 

 

Et à nos partenaires :

Danièle Giazzi, maire du 16ème arrondissement de Paris, Thierry Martin, adjoint à la Maire et Monsieur Schmitt, responsable logistique à la Mairie du 16ème arrondissement

 

 

 

 

La Région Île-de-France

 

 

 

 

Crédits photos Christian Plenus et Pierre Halart

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