Et si on écoutait les élèves de Samuel Paty ?

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Par Chantal Anglade, professeure de Lettres modernes

 

Dès le 19 octobre 2020, l’AfVT, qui développait depuis quatre ans déjà son programme de sensibilisation et de prévention, « Et si on écoutait les victimes ? Et si on écoutait les lycéens / les collégiens ? », s’est adressée aux professeurs, et en particulier aux professeurs et à l’ensemble des personnels du collège du Bois d’Aulne.

Puis nous les avons rencontrés : Danièle Klein (sœur de Jean-Pierre, disparu dans l’attentat du DC10-UTA en 1989), Catherine Bertrand, (survivante de l’attaque au Bataclan), Asma Guenifi (sœur d’Hicham, assassiné à Alger en 1994),  Samuel Sandler (père de Jonathan, et grand-père d’Arié et Gabriel assassinés à Toulouse en 2012), Arnaud Lançon (frère de Philippe, rescapé de l’attaque contre la rédaction de Charlie Hebdo), Michel Catalano (imprimeur, ex-otage des terroristes contre la même rédaction), Hugues d’Amécourt (survivant des attaques de Bombay de 2008), Georges Salines (père de Lola, assassinée au Bataclan), Delphine Allenbach-Rachet et moi-même, toutes deux professeures déchargées de cours au profit de l’AfVT, un soir de novembre 2020, un mois après l’assassinat de leur collègue Samuel Paty, en quelques mots, nous nous sommes présentés et leur avons dit que nous comprenions leur sidération, leurs questions, leurs douleurs ; que la route serait longue et que nous ne les abandonnerions jamais.

Chacune des victimes présentes ce soir-là, et plus tard aussi Mélanie Dizin, survivante de l’attentat du Caire en 2009, Gaëlle Messager, Stéphanie Zarev et Jean-Claude Parent, tous les trois survivants du Bataclan, sont venus au collège rencontrer des élèves, leur tendre le miroir du témoignage, et pousser avec eux le dialogue aussi loin qu’ils pouvaient l’entendre et le supporter.

 

L’année scolaire de l’assassinat

Quelques mois après ce premier contact de novembre, lentement, nous mettions en place un premier projet dans la 4ème 6, la classe dans laquelle avait été scolarisé le collégien, désormais mis en examen et éloigné de ses camarades, qui avait accepté une liasse de billets de la part du terroriste, l’avait partagée avec d’autres collégiens de 3ème pour qu’ils désignent le professeur Samuel Paty à la sortie du collège.

Avec cette classe et leurs professeurs, profondément éprouvés, nous avions abordé l’attentat indirectement avec le film incroyablement prémonitoire de Jean-Pierre et Luc Dardenne, Le jeune Ahmed. Le projet s’intitulait « Les jeunes Ahmed et Louise, et nous ». Nous avons mis en exergue cette phrase de Luc Dardenne : « C’est tout le contraire d’un couteau, un brin d’herbe ; c ’est quelque chose de très fragile. »

 

Puis Hugues d’Amécourt, survivant des attentats de Bombay en novembre 2008, et Arnaud Lançon, frère de Philippe Lançon, rescapé de l’attaque à la rédaction de Charlie Hebdo, étaient venus apporter leur témoignage, écouter les élèves, partager avec eux tristesse et espoir.

Les frères Dardenne avaient adressé une vidéo à la classe : « (…) Quand on a l’âge du jeune Ahmed, qu’on a treize ans, normalement on a envie de vivre. Bien sûr, l’adolescence est un âge un peu compliqué – on quitte la famille, on va dans le monde, on est plein d’idéal, on essaie de trouver qui on est, ce n’est pas évident, il y a un autre corps qui apparaît dans votre corps, c’est assez difficile, mais en même temps c’est un âge où on a envie de vivre, on n’a pas envie de tuer, on n’a pas envie de mourir. (…) ».

 

Philippe Lançon leur avait écrit : « (…) D’abord, faites de belles choses, des choses qui vous donnent du plaisir et de la joie. Faites-les avec passion, avec précision, imaginez et créez ce que vous aimez sans vous préoccuper de ce que les autres pensent. Ensuite, méfiez-vous des groupes quand ils sont agressifs, violents, méchants, quand ils distribuent des réputations et quand ils désignent des personnes souvent fragiles, solitaires, timides, ou simplement maladroites. Dans ces cas-là, face au groupe qui aboie, choisissez de défendre celui qui est seul et qui, généralement, se tait. Si vous ne pouvez pas le faire directement, faites-le discrètement, faites-lui sentir qu’il n’est pas seul et que vous le comprenez ; car c’est lui qui a besoin de vous. »

Cette même année scolaire de l’assassinat, tandis que cinq élèves de 3ème étaient à leur tour placés en examen et scolarisés dans d’autres collèges, nous sommes intervenus dans quatre classes de 3ème avec un projet intitulé « Parlons-en ! » : Asma Guenifi, Georges Salines, Catherine Bertrand, Michel Catalano, Mélanie Dizin et Hugues d’Amécourt ont dialogué avec les collégiens, et nous « en » avons parlé, à leur rythme, sans les pousser dans des retranchements dont ils n’étaient pas capables encore. Il importait de commencer à parler, d’accepter de se poser des questions au lieu de s’enfermer ou dans le silence ou dans l’unique construction d’une narration mythique.

 

 

L’année suivant l’assassinat

Nous sommes revenus au collège, très vite, une première fois pour préparer avec une classe le premier hommage : nous avons lu des prises de parole de Samuel Sandler et Mélanie Dizin lors de différentes commémorations et, en atelier d’écriture, produit des textes d’hommage.

Puis au cours de l’année scolaire, nous avons dialogué avec trois autres 3èmes. Dans nos échanges, les collégiens rencontraient souvent des difficultés pour distinguer intérieur du collège et extérieur : en d’autres termes, l’extérieur masquait l’intérieur. Ils étaient bavards à propos du retentissement médiatique de l’assassinat et de la présence des journalistes autour du collège, ils comprenaient le symbole que représente désormais leur professeur, mais parler de ce qui s’était passé dans le collège et sur les réseaux sociaux qu’ils fréquentaient avant l’assassinat demeurait problématique. Les camarades de la jeune collégienne de 4è qui a menti se souvenaient parfaitement de son absence le jour du cours sur la liberté de la presse ; néanmoins, ils ne se sont pas, sauf exception, opposés à la rumeur grandissante.

 

« S’engager contre le terrorisme : des grands témoins aux petits témoins ? », avec Danièle Klein et Michel Catalano

Danièle Klein et une professeure échangeant avec des collégiens de 3è

 

 

« La responsabilité » (que nous avons distinguée de la culpabilité), avec Mélanie Dizin et Catherine Bertrand

Le procès des attentats du 13 novembre est en cours, et en classe on analyse par exemple ce dessin de Catherine Bertrand :

 

 

« Des discours de haine aux discours contre la haine », avec Samuel Sandler et Hugues d’Amécourt

Samuel et Hugues sont des victimes de ces discours de haine qui conduisent à assassiner des enfants juifs et un professeur sur un trottoir de France le 12 mars 2012, qui conduisent 10 hommes à tuer 166 personnes, à en blesser des centaines et à terroriser une ville entière entre les 26 et 29 novembre 2008 à Bombay. Monsieur Paty, professeur d’Histoire et Géographie au collège du Bois d’Aulne, a aussi été victime des discours de haine.

A la terreur, à la mort, à la haine, Samuel et Hugues répondent par la vie. Samuel continue de faire vivre la mémoire de Gabriel et Arié qui auraient 13 et 15 ans, à peu près l’âge des élèves à qui il s’adresse et de Jonathan, professeur comme Samuel Paty, en les nommant, en parlant d’eux. Hugues affirme combien la vie, l’humanité sont précieuses. Ils ont prononcé les mots qui font du bien, les mots qui rassemblent. Dire, témoigner, c’est une façon de donner du sens à ce qu’ils ont vécu, et c’est surtout apporter aux jeunes collégiens devant eux les armes douces de la parole, du dialogue, du respect – parce que les mots réparent aussi l’humanité entière blessée par le terrorisme qui veut diviser, parce qu’ils nous rassemblent.

Les quatre projets ont abordé indirectement les faits relatifs à l’assassinat du professeur du collège : ce n’est qu’en miroir des attentats qui ont frappé nos témoins et avec la distance que ceux-ci pouvaient leur offrir que les élèves ont osé quelques réflexions personnelles.

 

 

Cette année scolaire (2022-23)

C’est à nouveau avec des élèves en classes de 3ème que nous avons travaillé ; ceux-ci étaient en 5ème l’année de l’attentat, ils s’en souviennent.  Parce que le procès de l’attentat contre Samuel Paty approche et que l’instruction est close, parce que des camarades sont mis en examen et vont être jugés, parce que nous avons tiré les enseignement des grands procès, nous avons travaillé sur la Justice.

Deux classes de 3ème, élèves et professeurs, ont choisi la question suivante : « Qui juge-t-on quand le terroriste est mort ? ».

Une autre classe de 3ème s’est interrogée sur le fait de nommer des collèges avec le nom du professeur : ils ne comprenaient pas que d’autres établissements puissent s’appeler Samuel Paty, ils estimaient que la tragédie de l’assassinat du professeur de leur collège leur appartenait. Par conséquent, le projet s’articule autour de l’appropriation du nom, de la figure du professeur et du symbole qu’il est devenu : « Samuel Paty nous « appartient » -il ? ».

Pour la première fois, en préparation avant la venue des témoins, nous avons abordé les faits frontalement et montré en classe l’Enquête vidéo du Monde sur le parcours de la rumeur et l’itinéraire du tueur. Certains élèves nous ont dit qu’ils croyaient encore plus ou moins à la rumeur, qu’ils découvraient les faits précis seulement aujourd’hui, qu’ils n’avaient pas eu encore le courage ou l’opportunité d’en parler avec des adultes, qu’ils n’avaient pas vérifié ce qu’ils prenaient jusque-là pour des informations. Par exemple, très nombreux étaient les élèves à estimer que la collégienne de 4ème qui a menti en disant qu’elle avait assisté au cours de Samuel Paty sur la liberté de la presse était responsable de la prolifération des rumeurs ; nous avons nuancé cette perception en montrant le rôle d’adultes mis en examen, qui ont encouragé la collégienne à réitérer ses mensonges, qui l’ont filmée et utilisée à des fins dangereuses.

Des questions très douloureuses, nécessaires et inavouables ont été abordées, comme celle de la photo de Samuel Paty décapité qui a circulé le soir de l’attentat sur les réseaux sociaux : qui l’a envoyée et pourquoi ? Cette réflexion a mis en évidence que leur malaise d’avoir regardé la photo, et pour quelques-uns de l’avoir partagée sur les réseaux sociaux s’expliquait car ils avaient obéi aux volontés du tueur.

Combattre la diffusion des images produites par les terroristes est l’un des objectifs que nous nous étions fixés.

 

Qui juge-t-on quand le terroriste est mort ?

La réponse à la question posée est donc facile à déduire et difficile à entendre : dans le procès de l’attentat contre Samuel Paty, 14 personnes seront jugées dont 6 anciens élèves du collège. Le procès aura à répondre à la question de la complicité : la complicité dont les 5 collégiens sont accusés (NB : depuis la date du projet, les qualifications ont changé) n’est pas une complicité longue, puisque l’enquête a établi qu’ils n’entrent en contact avec le terroriste que quelques heures avant l’assassinat ; ce sont des mineurs et ils n’encourent que la moitié de la peine à laquelle seraient condamnés des adultes.

Michel Catalano et Georges Salines d’une part, et Michel Catalano une nouvelle fois et Stéphanie Zarev d’autre part ont apporté leurs témoignages et répondu aux questions des élèves.

Georges Salines, Jean-Claude P., Chantal Anglade et Michel Catalano au Collège du Bois d’Aulne le 14 février 2023

Pour une élève, les témoignages ont eu l’effet d’« un choc, comme si la réalité venait à elle alors qu’elle voyait tous ces événements de loin. Est-ce une manière pour elle de dire que ces témoignages lui ont fait prendre conscience de ce qui s’était passé au Bois d’Aulne, alors qu’elle était auparavant dans une sorte de déni ? », explique une professeure.

 

Jean-Claude Parent, Michel Catalano et Stéphanie Zarev discutent avec des collégiens et leurs professeurs

 

 

 

« Samuel Paty leur « appartient » -il ?

Nous avons étudié un extrait du discours du Président de la République prononcé dans la cour de la Sorbonne le 21 octobre 2020 :

« Samuel PATY est devenu vendredi le visage de la République, de notre volonté de briser les terroristes, de réduire les islamistes, de vivre comme une communauté de citoyens libres dans notre pays, le visage de notre détermination à comprendre, à apprendre, à continuer d’enseigner, à être libres, car nous continuerons, professeur.

Nous défendrons la liberté que vous enseigniez si bien et nous porterons haut la laïcité. Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent. Nous offrirons toutes les chances que la République doit à toute sa jeunesse sans discrimination aucune.

(…) Nous continuerons, oui, ce combat pour la liberté et pour la raison dont vous êtes désormais le visage parce que nous vous le devons, parce que nous nous le devons, parce qu’en France, professeur, les Lumières ne s’éteignent jamais ».

Selon eux, il appartient à tout le monde maintenant, il est devenu un symbole. Le discours du président de la République pour lui rendre hommage fait qu’il appartient à la France maintenant, par exemple aussi des écoles qui s’appellent maintenant « Samuel Paty », le fait qu’on en parle beaucoup à la télé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et maintenant ?

Maintenant, c’est l’été : une troisième année scolaire s’est achevée, et nous retrouverons les élèves de monsieur Paty à la rentrée : dès septembre, au collège, nous réfléchirons avec ceux qui étaient en 6è l’année de l’assassinat ; fin 2023, au Tribunal pour enfants et devant la Justice, nous découvrirons les six ex-collégiens mis en examen.

Nous retrouverons aussi les professeurs qui, depuis trois ans, sont demeurés auprès de leurs élèves, coûte que coûte, qui sont revenus chaque jour de classe dans le collège où est montée la rumeur insensée, qui avec nous inlassablement cherchent les moyens de mener une réflexion efficace et audible pour des adolescents de 13-15 ans.

 

 

Merci à

Nos impeccables témoins : Danièle Klein, Catherine Bertrand, Asma Guenifi, Mélanie Dizin, Gaëlle Messager, Stéphanie Zarev, Samuel Sandler, Michel Catalano, Hugues d’Amécourt, Arnaud Lançon, Georges Salines.

Delphine Allenbach-Rachet, professeure d’Histoire et Géographie, déchargée de service pour l’AfVT jusqu’en juin 2022

Jean-Claude Parent

Madame la Principale du collège du Bois d’Aulne de l’année 2020-21

Madame la Principale du collège du Bois d’Aulne de l’année des années suivantes

Tous les professeurs du Bois d’Aulne, les personnels d’accueil, de vie scolaire, l’infirmière, les assistantes sociales

Notre partenaire, le Conseil départemental 78

 

2 commentaires

  • Nathalie

    4 juillet 2023 at 22 h 17 min

    Merci. Merci chantal, merci Delphine, merci Hugues, merci Arnaud. Je ne vous oublierai jamais. Merci pour mes élèves de 4e6, merci pour moi. Merci mes petites lumières. Juste MErci!

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    • Chantal Anglade

      7 juillet 2023 at 11 h 54 min

      Chère Nathalie, nous ne t’oublions pas non plus. Quel courage d’avoir si rapidement affronté la réalité en 4è6.

      Reply

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