De Noël à Strasbourg au printemps à Paris

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Le jeudi 29 février 2024, s’ouvrait, plus de 5 ans après les faits, le procès de l’attentat de Strasbourg. Mokhtar Naghchband, qui a perdu son frère Kamal lors de l’attaque, se rend tous les matins au Palais de Justice de Paris à 9h00 pour assister au procès. Exceptionnellement, il a accepté de faire l’impasse mercredi 3 avril au matin, pour partager son expérience aux élèves de seconde du lycée Jean-Baptiste Corot à Savigny-sur-Orge. Avec lui nous accompagne Seb Lascoux, rescapé du Bataclan. Il est l’auteur et réalisateur d’une série de podcasts intitulé Parties civiles qui vise à informer les victimes du terrorisme sur la procédure judiciaire d’un procès pour terrorisme. Son recul permettra de croiser le discours de Mokhtar, la tête plongée dans le procès.

 

Entre enthousiasme et appréhension

Comme à notre habitude, nous organisons en amont une séance de préparation avec les élèves, une semaine avant l’audience à laquelle ils assisteront. C’est l’occasion pour nous d’apprécier le niveau de connaissance des élèves sur l’attentat de Strasbourg, les crimes qui sont reprochés aux accusés, ainsi que la procédure judiciaire en elle-même. Par chance, leur professeur, Hugo Drapier, qui organise ce projet, a déjà abordé en classe, en relation avec le programme d’EMC de Seconde, les notions de Droits de l’Homme, de Justice et de démocratie, ce qui nous permet d’avancer rapidement avec les élèves. Nous évoquons avec eux le déroulé d’un procès en cour d’assises spécialement composée afin qu’ils soient en mesure de comprendre ce qu’ils verront au tribunal la semaine suivante.

Durant notre préparation, ils se montrent assez enthousiastes à l’idée d’assister au procès. En revanche, ils nous font part d’une certaine appréhension à l’idée d’échanger avec les victimes.  « Y a-t-il des sujets à ne pas aborder, des questions à ne pas poser ? » ; « Comment ne pas les blesser ? » ; « Peut-être allons-nous réveiller certains traumatismes ? ». Nous les rassurons, les victimes font le choix de venir parce qu’elles se sentent prêtes à se confronter aux questions des élèves. Elles espèrent apporter un enseignement à ces lycéens et savent poser elles-mêmes les limites s’ils ne souhaitent pas répondre à une question.

 

De la salle de classe au palais de justice

            Nous retrouvons donc les élèves la semaine suivante, devant les marches du Palais de Justice. Certains ont apporté leur carnet de dessins et leurs crayons afin d’alimenter la rédaction d’un projet d’article de presse sur le procès de l’attentat de Strasbourg. Après être rentrés au compte-goutte par mesure de sécurité, les élèves finissent par s’installer sur les bancs d’une salle de procès à moitié vide. Celle-ci ayant été construite spécialement pour le procès des attentats du 13 novembre 2015 et ses 1765 parties civiles, il n’est pas étonnant de la voir remplie que très rarement.

Les élèves assistent donc au long monologue du procureur de la République qui retrace le parcours de l’assassin. Bien que ce dernier soit décédé, c’est un passage nécessaire pour ensuite mettre en exergue la participation des accusés dans ce parcours animé par la seule volonté de donner la mort : « la sienne et celles des autres ». Cela permet d’ailleurs aux élèves de se rendre compte des mécanismes à l’œuvre dans le passage à l’acte terroriste, le crime le plus grave de notre juridiction, que ce soit le contexte familial, les conditions sociales, l’embrigadement idéologique et j’en passe. C’est presque un cours de sociologie du djihadisme auquel les élèves assistent. En tout cas un réquisitoire guidé ni par les émotions ni par une volonté de vengeance, seulement l’établissement de fait avérés.

Une fois l’audience levée et les élèves rentrées au lycée, nous profitons d’un déjeuner pour discuter avec Mokhtar et Seb de leur intervention du lendemain. Les deux hommes ne se sont jamais rencontrés auparavant et il est important pour nous qu’ils ne découvrent pas le jour de la rencontre, le témoignage de l’autre. Nous les laissons donc se présenter et partager leur expérience respective. La différence de ton entre Seb et Mokhtar est notable, en même temps quoi de plus normal ? l’un est absorbé par les remous d’un procès qui dure déjà depuis 4 semaines et s’apprête à entendre les peines requises pour les accusés, tandis que l’autre a eu le temps de digéré un feuilleton judiciaire long de 11 mois. Cette différence d’approche sera sûrement intéressante pour les élèves.

 

Des larmes aux sourires

Nous arrivons le lendemain au Lycée Jean-Baptiste Corot en compagnie de Seb et Mokhtar. Les élèves qui ont assisté la veille au procès ont plein de questions en tête pour nos témoins et ont hâte de les entendre. Ils s’installent donc rapidement en classe, en forme de cercle pour favoriser la participation et les échanges. Puis le récit de Seb commence, un témoignage fort en émotion que Seb peine à retenir. Plus il avance dans le récit plus il replonge dans cette soirée cauchemardesque du 13 novembre. Peu à peu, les visages des élèves changent, tous sont attentifs, certains retiennent leurs émotions, d’autres n’y arrivent pas. Mais l’atmosphère dans la salle n’est pas morose pour autant, on les sent touchés par ce qu’a traversé Seb, ils témoignent par ces quelques joues roses et humides qu’ils partagent la souffrance de Seb.

Vient ensuite le témoignage de Mokhtar, il décide de se mettre debout pour ne pas se laisser submerger par l’émotion. Un témoignage fort du vécu du franco-afghan qui a dû fuir le pays qui l’a vu grandir lors de l’arrivée des Talibans. Mokhtar aura connu la peur et l’effroi où qu’il aille : venu se protéger en France, il y aura vécu « ce qui aurait dû lui arriver en Afghanistan ». Malgré cela, il choisit de terminer son récit sur une note positive : son association, Des larmes au sourire. Avec des enfants de Strasbourg, il organise chaque année un concert en hommage aux victimes de l’attentat. Au travers de cette soirée festive, il essaye de « garder vivant le nom de ces 5 personnes tuées à Strasbourg ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les premiers sourires

Lorsque vient le temps des échanges, les questions des lycéens, qui ont déjà étudié en long et en large la justice, se concentre exclusivement sur les aspects plus personnels de la vie de nos deux témoins : leurs traumatismes, leurs proches, leur reconstruction, etc. Surement une réaction aux témoignages touchants de nos deux victimes. Comme si la procédure judiciaire passait au second plan face à l’éminence des émotions.

Mehdi, sûrement en réaction au nom de l’association Des larmes au sourire, commence l’échange en demandant combien de temps avaient pris nos témoins pour retrouver le sourire. Pour Mokhtar, ça a été un long processus. Il voyait sa mère au plus bas après l’attentat, c’est pourquoi il a quitté son travail de cadre dans une grande entreprise pour acheter un restaurant et y travailler avec celle-ci. Il se donnait pour objectif de la faire sortir tous les jours de la maison. Ce n’était pas facile au début, il n’y avait que peu de place pour des sourires. Mais aujourd’hui le restaurant fonctionne très bien grâce à la cuisine de sa maman, ce qui a participé grandement à retrouver le sourire, nous dit-il. Il ajoute à cela que le seul moyen pour lui de ressentir de la joie à travers la tragédie qui s’est produite, c’est lors des concerts de commémorations. Il décrit ces journées comme des moments magiques qui lui laissent un sourire à la fin de la soirée. Il invite d’ailleurs les élèves, s’ils le souhaitent, à proposer des créations (illustrations, chansons, …) pour la réalisation des futures commémorations.

Seb a eu une réaction différente de Mokhtar qui préfère se surcharger de travail pour ne pas penser à ses problèmes. Il a traversé « une période légume » durant laquelle il se sentait complétement vidé, comme si la vie n’avait plus de sens. Son travail lui apparaissait totalement dérisoire et sans intérêt comparé à ce qu’il venait de vivre. Les premières émotions fortes qu’il a ressenties sont liées aux choses les plus essentielles de la vie : il nous parle de ses pleurs lorsqu’il a ressenti le vent sur son visage pour la première fois, ou bien lorsqu’il est sorti faire ses courses à nouveau. Les vrais premiers sourires sont apparus à la naissance de sa première fille. Il a connu un peu de stress et d’interrogations sur sa capacité à élever des enfants avec ses traumatismes, mais aujourd’hui, l’angoisse a laissée place à la joie.

 

Perdre un frère

Nos témoins ont également été interrogés sur les proches qu’ils ont perdus. Mokhtar ayant perdu son frère Kamal et Seb son ami Chris. Une élève de la classe, Joanna, voulait en apprendre davantage sur la relation qu’ils avaient avec nos témoins et ce que ces derniers voudraient leur dire si l’occasion leur en était donnée. Seb, qui avait invité Chris au concert, ressent de la culpabilité, il l’aimait « comme un petit frère ». Il se souvient des soirées qu’ils passaient à jouer à Fifa tout en buvant de la bière, de leur passion commune pour la musique ou encore de son humour bien trempé. Il lui est apparu une fois dans ses rêves pour lui dire que c’était « une bonne blague » ce qui a beaucoup marqué Seb qui aimerait rêver à nouveau de son ami pour lui dire à quel point ça lui fait du bien de le voir.

De son côté, Mokhtar vouait une grande admiration pour son frère : en Afghanistan, il était connu pour être « le frère de Kamal », un excellent joueur de foot. Il se souvient qu’ils se chamaillaient plus jeunes pour séduire la voisine qui avait leur âge. Parfois, il croise quelqu’un dans la rue qui lui ressemble et il sursaute, comme s’il était encore parmi nous.

 

Ni pardon ni vengeance

            L’échange se termine sur la question du pardon et de la vengeance. Un élève demande à nos témoins s’il pourrait pardonner les actes des terroristes. Mokhtar est formel : « non, on ne peut pardonner à quelqu’un d’avoir ôté la vie d’autrui, d’avoir laissé des enfants orphelins ou handicapés à vie ». Seb pense qu’il n’a pas de pardon à accorder, que ce n’est pas son rôle, mais il ne les haït pas pour autant. Il comprend que certaines personnes puissent trouver du réconfort dans le pardon, mais ce n’est pas son cas. En revanche, tous deux auraient préféré que les assaillants respectifs des deux attentats ne soient pas morts. Ainsi, ils auraient pu se rendre compte au procès de tout le mal qu’ils ont causé et à quelle machine infernale ils ont participé.

 

Mokhtar conclut notre intervention par une question posée aux élèves : « Si vous étiez à notre place, auriez-vous l’esprit de vengeance ? ». La réaction des élèves est assez directe, la plupart s’exclament que oui, surtout si cela touche leurs proches. Mais avec le temps de la réflexion, les réponses deviennent plus nuancées, certains maintiennent que oui, mais d’autres admettent qu’ils n’en ont aucune idée, une belle preuve d’humilité.

 

 

MERCI :

À nos deux témoins Mokhtar Naghchband et Seb Lascoux

Aux élèves de seconde, pour leurs magnifiques dessins

À leur professeur d’HGGSP Hugo Drapier,

À leurs CPE Marianne Le Fustec et Véronique Eledut

À notre partenaire la Région Île de France

 

Par Titouan Le Flem, étudiant en Master à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et stagiaire à l’AfVT

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