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Promenade de la Mémoire, 14 juillet est une bande-dessinée de témoignages illustrés de 6 victimes de l’attentat de Nice. Projet initié par Séraphin Alava, professeur de l’Université de Toulouse et membre de la chaire UNESCO de prévention des radicalisations et de l’extrémisme violent et l’association Les Militants des Savoirs, la bande-dessiné est sortie en librairie en ce début d’été. L’équipe de l’AfVT a eu l’occasion de prendre connaissance de l’ouvrage et a souhaité vous en parler par le biais de deux interviews. Isabelle Seret, en charge du recueil des témoignages, et Marie Moinard, éditrice, ont accepté de répondre à quelques unes de nos questions.
ISABELLE SERET – Sociologue clinicienne / Recueil des témoignages
Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?
Formée à l’accompagnement et à l’animation de groupe en sociologie clinique et en victimologie appliquée, j’ai initié en 2014 avec Vincent de Gaulejac une recherche action intitulée « Rien à faire, rien à perdre » qui vise à comprendre, au départ du récit de vie de jeunes engagés et de familles concernées, le phénomène dit de radicalisation violente . Ensuite, toujours avec Vincent, nous avons créé un dispositif en justice restauratrice intitulé « Retissons du lien. Penser ensemble pour agir en commun » qui réunit une quinzaine de personnes qui ont été confrontées de manière abrupte/et ou violente à la radicalisation qui mène à la violence que ce soit les familles concernées par l’engagement d’un des leurs dans l’idéologie djihadiste, des personnes endeuillées et rescapées des attentats de Paris et de Bruxelles ou des intervenants de première ligne .
Racontez-nous l’histoire de Promenade de la Mémoire, 14 juillet. Quelle origine, quelles rencontres, quelle finalité ?
Le projet « Promenade de la mémoire » est né dans l’esprit de Séraphin Alava, professeur de l’Université de Toulouse et membre de la chaire UNESCO de prévention des radicalisations et de l’extrémisme violent. Sa crainte est que dans les projets construits dans le cadre européen, les personnes victimes du terrorisme ne soient oubliées. Il me confie le soin de concevoir un dispositif pour recueillir le témoignage des personnes victimes, endeuillées ou témoins de l’attentat. Déjà en 2016, lui et moi, nous étions engagés dans des univers complémentaires (moi Bruxelles, lui Toulouse) pour montrer que l’action des personnes victimes du terrorisme était fondamentale pas uniquement comme levier de résilience mais aussi de prévention de la radicalisation qui mène à la violence.
Pourriez-vous nous parler de la démarche adoptée pour trouver les témoins et recueillir les six témoignages ?
Grâce au soutien des deux associations d’aide aux victimes de Nice, nous avons rencontré les personnes victimes, endeuillées ou témoins de manière respectueuse, sans intrusion. Les associations faisaient part du projet à leurs membres, de la méthodologie à la création artistique. Les personnes désireuses de s’impliquer manifestaient leur intérêt aux associations. La méthodologie du récit de vie m’est apparue pertinente pour capter comment chacun traverse l’épreuve, ce qui fait blessure, ce sur quoi s’appuyer ou compter pour ne pas laisser la douleur se lover et retrouver malgré tout la joie et l’espérance. La question qui ouvre chaque récit est «Vous avez accepté de partager votre récit dans le cadre du projet « Promenade de la mémoire », est-ce que vous pourriez me raconter votre histoire de votre naissance à aujourd’hui ? »
L’ouverture de cette question permet à chacun de s’en emparer, d’aller là où bon lui semble, d’une idée à l’autre par association, sans lien avec la temporalité ou une attention fixée sur l’attentat vécu.
Le propos semble brut et naturel à la lecture. Une liberté totale était-elle donnée aux témoins ? Sinon, de quelle manière avez-vous accompagné ou modéré / édité les propos ?
Les récits ont été retranscrits littéralement y compris les silences, les doutes, les soupirs et les rires. À l’issue des 3 à 5 rencontres par personne, j’ai remis les récits dans l’ordre chronologique à savoir avant, pendant, après. C’est cette matière brute, une cinquantaine de pages par récit, qui a été donnée aux auteur(e)s après relecture des témoins. Les auteurs en ont extrait des phrases tel quel d’où ce sentiment de réel. J’ ai juste invités les témoins à être attentifs à ce qu’ils acceptaient de rendre public. J’ai attiré leur attention sur les conséquences potentielles de certains propos quand ceux-ci concernaient, par exemple, l’intime de leurs enfants ou conjoints.
Pourquoi vouloir ajouter des images au récit ?
L’art constitue un médium essentiel et pourtant trop souvent délaissé comme le souligne une personne du groupe « Retissons du lien » : « Pour passer des messages, on les passe intellectuellement, avec des gens qui viennent d’un milieu académique mais on a oublié tout le temps le côté artistique. » La démarche artistique a tout son sens dans la quête de transmission car elle permet de contrecarrer l’oubli en se basant sur des histoires singulières pour leur rendre un caractère universel. De plus, elle facilite la « mise en mots » de l’irreprésentable.
D’après vous et sur la base des discussions que vous avez pu avoir avec les témoins, qu’engendre pour les victimes de l’attentat le fait de prendre la place d’auteur de sa propre histoire et de la rendre accessible au grand public ?
Premièrement, l’objectif était qu’ils soient auteur(e)s du dispositif. Pour ce faire, ils ont pris le temps de poser leurs mots, leurs émotions en dehors de tout cadre prescriptif lié à l’évaluation de leur bien-être psychique et physique. Raconter son histoire dans ce cadre a des effets d’allégement. C’est un moyen de jouer avec le temps de la vie, de reconstruire son passé, de supporter le présent et d’embellir l’avenir. Ensuite, le témoignage offre une représentation, celle de ce qui s’est passé. Les témoins peuvent revenir sur cette trace objectivable, palper les changements qui s’opèrent en eux et mesurer les effets du temps qui passe. C’est une trace rassurante. Et puis, le témoignage est une adresse à autrui qui porte une demande sociale implicite, celle de reprendre place dans le monde des vivants. Par l’intermédiaire d’un tiers, la BD, dire : « Je suis là, vivant. J’existe et je peux être auteur de ma vie, faire quelque chose avec ce qui m’est arrivé ». Chaque témoin rencontré a attiré mon attention sur ce processus et sur le soulagement, des larmes de bonheur et de reconnaissance, d’avoir extrait d’eux ce qu’ils ne pensaient pas ou plus pouvoir nommer et partager avec autrui. Le témoignage de Seloua en est une belle illustration : « Ce brouhaha de la planche 2, c’est vraiment ce que j’avais dans la tête. Est-ce que j’allais mourir ? On passe de la joie à la peur puis à la confusion et on voit le changement de climat d’une page à l’autre. Ce sont mes yeux. L’artiste a bien perçu que ce sont mes yeux parce que dans mon cerveau, je n’ai pas encore compris. Là, je vais pouvoir témoigner, laisser une trace. À travers le récit et grâce aux illustrations, cela donne de l’empathie et ça permet de comprendre ce que j’ai ressenti pour donner un peu d’humanité. Je voulais donner ce vécu humain et déchirant autrement que dans les médias. J’aimerais partager ces planches là où je vais prier, à l’école, dans les cours d’éducation civique. C’est une manière de faire de la prévention et de faire vivre ma sœur. Je veux comprendre les causes de sa mort. Je veux donner un sens à sa mort. C’est très bien pour cela. »
La préface de la bande-dessinée aborde le sujet de la radicalisation, ce qui ne revient plus de manière aussi frontale dans le reste de votre travail. Pourquoi cette introduction ?
L’ensemble des auteur(e)s dans leur liberté de s’approprier les récits s’est focalisé sur la soirée du 14 juillet et très peu sur les dires qui concernaient l’avant et l’après-attentat. D’où l’importance de la préface, tout comme celle de la post-face, qui bordent l’événement et l’inscrivent dans le temps. Il est important de replacer le 14 juillet dans un contexte. Cet attentat n’est pas en un acte isolé qui concerne une somme d’individus mais bien une manifestation violente des fractures qui clivent et compromettent le vivre en société.
Qu’aimeriez-vous ajouter ?
J’aimerais que cet ouvrage puisse servir de matériel pédagogique à des fins de prévention, qu’il puisse cheminer dans les écoles et les milieux associatifs mais aussi qu’il touche le monde institutionnel. Récolter des financements pour ce projet n’a pas été de tout repos car il fallait convaincre de l’intérêt d’un tel travail de mémoire. Or, je me répète, les attentats ne peuvent « se résumer » aux personnes qui ont été impactées dans leur chair. C’est NOTRE histoire. J’aimerais aussi créer un dispositif qui permette aux témoins et aux auteur(e)s de la BD de se rencontrer afin d’affiner notre compréhension de l’impact de ce travail sur les uns et les autres et mieux appréhender ce qui favorise les chemins de (re)construction.
MARIE MOINARD – Éditrice, critique, auteur
Racontez-nous l’histoire de Promenade de la Mémoire, 14 juillet. Quelle origine, quelles rencontres, quelle finalité ?
J’étais en contact avec Séraphin Alava, président de l’Association Les Militants des Savoirs à Toulouse à l’origine du projet. Séraphin travaille sur la radicalisation et plus précisément sur la prévention, c’est un expert. Nous avions envisagé un projet avec une autrice, projet avorté qui finalement ne verra pas le jour. Alors comme l’envie de travailler ensemble nous était restée et que Séraphin avait l’idée de travailler sur les témoignages des victimes de l’attentat du 14 juillet à Nice pour leur rendre hommage, il m’a envoyé un gros dossier et m’a dit qu’il voulait faire un livre un peu comme un carnet de voyage avec des interprétations artistiques des récits incluant des graffeurs, des photographes, des sculpteurs ou encore des peintres. Comme vous pouvez le voir, l’album n’a rien à voir avec un carnet de voyage. J’ai pris ce gros dossier, je l’ai lu et j’ai laissé mûrir un peu. J’ai pensé à un collectif de récits courts par des auteurs de BD que je connais et qui me semblaient pouvoir entrer dans ce rôle, principalement parce que j’ai déjà une expérience réussie en matière de collectif et ça m’a tout de suite semblé le support le plus intéressant pour allier le talent, l’esthétique et l’authenticité pour ne pas dire la violence des histoires tout en étant capable de transmettre sans injonction ni culpabilité. Trouver des auteurs a été assez rapide car les auteurs, même avec quelques hésitations, ont été intéressés par le projet. Le plus difficile a été de trouver une couverture. Joël Alessandra a dessiné une atmosphère joyeuse et de fête, ce qui aurait dû être. Le message se trouve déjà dans la couverture : ça aurait dû, ça n’a pas été, pourquoi ? Au lecteur de tenter d’y apporter une réponse
Pouvez-vous nous parler de l’articulation entre témoignage et dessin : quelle sélection des auteurs et quelle mise en relation entre auteurs et témoins, à quel moment le récit a-t-il commencé à être illustré, quelle validation des témoins ? :
Il n’y a pas eu de rencontre entre les auteurs et les victimes. Ni avant ni pendant. Il fallait vraiment que les auteurs soient libres de créer sur une question très lourde. S’ils les avaient rencontrés, ils n’auraient pas pu avancer de la même façon.
Certains récits font arriver la couleur au fil de l’histoire, d’autre jamais, des récits intègrent des œuvres d’autres artistes. Quelle liberté était donnée aux auteurs ?
Le choix de dessiner en couleur ou en noir et blanc est celui des auteurs. Ils ont lu les témoignages que j’avais reçus de Séraphin Alava et ont laissé mûrir quelques jours pour certains, quelques semaines pour d’autres. Après avoir reçu le texte, Edmond Baudoin par exemple, m’a dit qu’il n’aurait pas trop de temps et puis pourtant, durant le week-end, il l’a lu et finalement, en quelques jours, il a restitué le vécu des victimes au travers d’œuvres de grands peintres. Le récit l’a bouleversé, provoqué des images, créé des parallèles avec la culture dont la force et la beauté apportent souvent la compréhension et l’apaisement. Chacun des auteurs a été confronté à des questionnements, ça n’a pas été facile du tout mais ce sont des auteurs admirables et très talentueux. Ils ont réussi à faire émerger l’essentiel, c’est à dire respecter le regard des victimes, leurs émotions, leurs non dits, d’une manière engageante. On a envie de lire leurs récits. Ils nous invitent à faire connaissance avec eux
Quelle suite pour Promenade de la Mémoire, 14 juillet ? (présence en librairie, événement…)
La crise sanitaire nous empêche de réaliser les projets que je voulais mettre en place avec des rencontres en librairies, des participations à des salons, des échanges avec les victimes et des échanges avec les associations ou encore les scolaires.
On va essayer de relancer tout ça mais le calendrier va s’y prêter plus difficilement. On attend des réponses de la Métropole Nice Côte d’Azur, de la Mairie de Nice, quant à l’intérêt de distribuer ces albums aux élèves, c’était l’idée de base de l’Association Les Militants des Savoirs. Nous sommes preneurs de toute proposition allant dans ce sens.
Qu’aimeriez-vous ajouter ?
On espère que ce livre permettra de cerner un peu mieux ce que peut vivre une victime et en cela lui accorder de l’écoute, de l’espace et de la patience. On espère que les paroles se libéreront et que les personnes vulnérables, influençables ne se laisseront plus si facilement entraîner vers des destins tragiques où ils commettraient l’irréparable. Nous souhaitons que les librairies défendent cet album pour qu’il ne soit pas qu’un livre de plus, nous sommes si nombreux à avoir énormément mis dans ces pages et nous espérons vraiment que les lecteurs vont s’en emparer et engager des débats, avoir envie de le partager
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