Telle pourrait être la devise de l’Association française des Victimes de Terrorisme, connue sous l’acronyme AFVT, que je représente aujourd’hui. Si je suis membre de l’AFVT, c’est parce que j’ai moi-même croisé la route du terrorisme le 07 Janvier 2015. Ce matin-là, je participais à une réunion. Vers 11h45, lorsque mon téléphone portable s’est allumé, l’écran visible, en mode silencieux, j’ai vu la photo de mon frère s’afficher. J’ai pensé qu’il m’appelait pour prendre de mes nouvelles ou me proposer de déjeuner ensemble, un de ces jours, dans Paris. Une fois la réunion terminée, j’ai consulté ma messagerie vocale et je n’ai pas compris. Ce n’est pas la voix de mon frère que j’ai entendue à ce moment-là mais celle d’une femme qui disait :
J’apprendrai plus tard que mon frère, ne pouvant plus parler, la mâchoire arrachée par une balle de kalachnikov tirée à bout portant, avait tendu son téléphone à Coco et lui avait montré les numéros de téléphone à contacter. Un attentat avait eu lieu dans les locaux du journal et Philippe était ce matin-là en salle de rédaction. Les terroristes l’avaient laissé pour mort au milieu de ses amis assassinés. J’avais failli perdre mon frère et, à l’âge de 82 ans, mon père et ma mère avaient failli perdre leur fils aîné dans un attentat. Ils ne le savaient pas encore mais, pendant les 6 prochains mois , mes parents allaient, comme moi, malgré leur âge et leur fatigue, mettre leur vie entre parenthèses pour visiter mon frère chaque jour à l’hôpital. Chaque jour, en entrant dans sa chambre, nous passions en un instant d’un monde qui avait retrouvé sa légèreté après l’émoi des premières semaines, à celui des opérations, de la souffrance, des doutes. Le Dimanche 25 Janvier 2015, le Président de la république a reçu les victimes des attentats et leurs familles à l’Elysée. C’est là que j’ai croisé pour la première fois la route de l’AFVT. Le Président de l’AFVT était présent pour rencontrer les victimes, leur dire que l’association existait, qu’elle pouvait les aider. Telle est la première mission de notre association : écouter les victimes, leur apporter une aide psychologique et juridique, les accompagner dans leur parcours d’indemnisation. Les accompagner aussi sur le très long chemin de la reconstruction, physique et psychologique, un chemin qui parfois ne s’arrête jamais. Le lundi 19 Septembre 2022, il y a un mois, avait lieu la cérémonie en hommage aux victimes de l’attentat du DC10 qui a eu lieu le 19 Septembre 1989. Il y a 33 ans. Ce jour-là, le vol UTA 772 explosait au-dessus du désert du Ténéré, au Niger, tuant les 170 passagers et membres d’équipage. Pierre François Ikias, Président de l’AFVT, y a perdu son frère. Danièle Klein, membre du conseil d’administration, également. Ils étaient tous les 2 présents à cette commémoration, accompagnés de différents membres de l’association. Le 14 Juillet 2022, comme chaque année depuis l’attentat, l’AFVT était représentée à la cérémonie en hommage aux victimes par Chantal Anglade, membre du conseil d’administration de l’association, et Karen Pilibossian, responsable de l’antenne de Nice. Nous accompagnons, année après année, les victimes, à de nombreuses commémorations. Parce que ce sont des moments essentiels, des moments de souvenir et de recueillement, des moments où chacune et chacun a besoin de soutien. Parce que, si la date d’un attentat s’estompe peu à peu dans la mémoire collective, elle reste aussi vivace, année après année, dans celle des victimes. Le 7 Janvier ne sera plus jamais, pour moi, une journée comme les autres. Le 14 Juillet ne sera plus, pour les victimes présentes dans cette salle, une journée comme les autres. Le procès est un autre moment essentiel pour les victimes. En amont du procès des attentats du 13 Novembre 2015, nous nous sommes demandés, au sein de l’association, quelle aide nous pouvions apporter aux si nombreuses victimes pour les aider à le préparer au mieux. A alors germé, au fil des réflexions, l’idée d’un projet baptisé « De Victimes à Victimes ». Le principe en est que, par petit groupe, des victimes ayant déjà vécu un procès rencontrent des victimes qui s’apprêtent ou qui sont en train de le vivre. Autour d’une question :
En amont du procès de l’attentat de Nice, Catherine Bertrand et Yann Revol, victimes des attentats du 13 Novembre 2015, l’une au Bataclan et l’autre sur les terrasses, ont échangé avec des victimes de cet attentat. Ils ont partagé leur expérience, ont expliqué comment ils ont affronté un procès de cette ampleur, comment ils s’y sont préparés, comment ils l’ont vécu et aussi comment ils ont géré le grand vide de l’après procès. Et, pendant ces échanges, ils ont souri, ils ont ri parfois. D’un bon mot ou d’une maladresse. Depuis le début de ce procès, nous organisons également des rencontres régulières avec les victimes qui viennent de Nice pour assister ou témoigner au Procès. Nous savons combien ce déplacement est difficile. Nous savons que de nombreuses victimes arrivent seules, ici, pour assister à ce procès. Alors nous leur proposons des temps de respiration, des échanges autour d’un café ou d’un repas. Pour qu’elles puissent parler, en toute simplicité. Décharger peut être, un peu de pression, avant leur témoignage. Et décompresser. Après. Ce que nous découvrons très vite, lors de ces rencontres, c’est qu’un fil invisible relie les victimes d’attentats terroristes. Il suffit souvent de quelques instants pour que nous nous comprenions, pour que l’autre sache qu’il peut parler en toute liberté, qu’il ne sera pas jugé, qu’il sera compris, qu’il n’aura pas en retour de réaction négative, qu’il n’entendra pas des phrases telles que « cela fait bien longtemps, tu devrais passer à autre chose ». Phrase couperet ; que répondre à cela. Phrase cinglante ; que chaque victime ou proche a entendu, à un moment ou à un autre, parfois dans son entourage proche. Quelques semaines ou quelques mois après l’attentat. Oui, cela fait bien longtemps, parfois des années ou des dizaines d’années, mais nous ne passerons probablement jamais à autre chose. Beaucoup de victimes n’osent pourtant pas parler de ce qu’elles ont vécu. Certaines, d’ailleurs, ne se reconnaissent pas comme victimes. Après l’attentat, elles ont très vite l’impression que tout va bien, qu’elles peuvent passer à autre chose. Et puis, un jour, parfois très longtemps après, tout s’écroule. Hugues d’Amécourt est membre du conseil d’administration de l’AFVT. Il vivait, à Bombay, en Novembre 2008. Pendant 3 jours, du 26 au 29 Novembre, 174 personnes y furent tuées dans une série d’attentats. Hugues se trouvait au Taj Mahal Hotel où se déroula un de ces attentats, une attaque massive qui a tué 66 personnes à la kalachnikov. Il a pu se cacher, échapper au massacre. A son retour en France, il a repris sa vie, comme si de rien n’était. Jusqu’aux attentats de masse en Europe. Ceux de Janvier 2015 ont été, pour lui, insupportables. Il ne contrôlait plus ses émotions, il ne contrôlait plus son corps. Il s’est alors résolu à prendre un rendez-vous en post traumatologie à l’hôpital et a été suivi pendant de très longs mois pour se reconstruire. 7 ans après l’attentat. Chaque nouvel attentat est une épreuve pour chaque victime d’attentat précédent. Une immense majorité de nos concitoyens est touchée lorsqu’un attentat survient. Mais chaque victime d’attentat l’est plus intimement, plus personnellement. Parce que nous savons ce que vivent et vont vivre les victimes et leurs proches. Parce que nous savons la douleur et la peine. Parce que nous revivons ce que nous avons vécu des mois ou des années auparavant. Ce que nous voulons, par-dessus tout, à l’AFVT, ce dont nous rêvons, évidemment, c’est que d’autres n’aient pas à souffrir ce que nous avons souffert, qu’il n’y ait plus d’attentat, qu’il n’y ait plus de victimes. Alors, pour être dans l’action, pour tenter de faire quelque chose, pour apporter notre pierre à l’édifice, l’AFVT a mis en œuvre depuis 2018 un programme d’actions éducatives. L’objectif de ce programme est d’aller à la rencontre de lycéens ou de collégiens pour prévenir la radicalisation, démêler les théories du complot, les sensibiliser aux conséquences du terrorisme. Ce programme s’intitule « Et si on écoutait les victimes ? Et si on écoutait les lycéens ? » Dès 2018, l’AFVT a développé des actions éducatives à Nice et dans son académie, pour deux raisons : – Premièrement toute la population de la ville de Nice a été concernée et atteinte par l’attentat, en particulier les jeunes. – Deuxièmement, ainsi que le référent radicalisation de l’académie de Nice l’a exposé à la professeure en charge des actions éducatives, il existe d’importants foyers de radicalisation à Nice et dans sa région. Lors de ces actions, 2 victimes d’attentats différents viennent à la rencontre des élèves dans leur établissement. Chaque victime témoigne à tour de rôle de ce qu’elle a vécu. Les semaines précédentes, Chantal Anglade, professeur de lettres, et Delphine Allenbach, professeur d’histoire, ont préparé ces rencontres en se rendant à plusieurs reprises dans les établissements. Elles ont échangé avec les élèves, leur ont parlé des victimes qu’ils vont rencontrer, leur ont fait lire des textes, les ont fait réagir, déjà. 3 victimes de l’attentat du 14 Juillet 2016 participent régulièrement à ces rencontres. Bientôt une 4ème victime témoignera. Elles ont permis qu’aient lieu une quinzaine de rencontres qui ont touché plus de 300 élèves. En 2018, Carolina Mondino, blessée lors de l’attentat du 14 Juillet, est parmi les toutes premières victimes à apporter son témoignage et à dialoguer avec les élèves. Carolina use de métaphores pour parler ce qu’elle a vécu. De même que dans sa déposition dans cette salle le mercredi 05 octobre, elle a utilisé, lors de cette 1ère rencontre, la métaphore des ingrédients d’un gâteau pour expliquer ce qu’est la préparation de l’attentat. Dans un lycée du bâtiment, elle a utilisé la métaphore de la construction :
Dans un lycée de couture, elle a utilisé la métaphore de la couture pour raconter la suture de ses blessures. Dans un lycée des Métiers de la sécurité, elle remercie les élèves qui deviendront les protecteurs de la société. Carolina Mondino a 69 ans. Elle est aux yeux des élèves une grand-mère qui délivre des messages de sagesse et qui encourage ceux qui doutent de leurs capacités mais aussi une citoyenne qui prévient contre la radicalisation :
Amine Tobok est né en Algérie. Il connaît parfaitement la terreur de la décennie noire et a été blessé lors de l’attentat de Nice. Il encourage les élèves à regarder la réalité en face, à ne pas céder aux théories du complot, ni à une victimisation qui justifierait les attentats. Aurore Pernin, en plus des rencontres avec des élèves, a participé à un projet très particulier, la Galerie des Objets. Le principe de ce projet est, pour les victimes, de parler d’un objet en lien avec l’attentat. Le soir du 14 Juillet 2016, Aurore portait des chaussures à talon qui l’ont empêchée de courir. Alors elle parle des baskets qu’elle porte désormais et de la course à pied à laquelle, depuis, elle s’adonne. Et puis il y a Audrey BORLA. Elle a 20 ans. Son deuil est des plus aigüs, puisque sa sœur jumelle a perdu la vie sur la Promenade. Elle l’a dit ici, il y a quelques jours :
Il est important pour elle de pouvoir s’adresser à des lycéens à peine plus jeunes qu’elle, afin qu’ils sachent au cours d’une discussion, et non pas sur les réseaux sociaux, ce qu’est le terrorisme. Elle viendra le 8 Décembre prochain dialoguer avec des lycéens Niçois. Lorsque Chantal m’a proposé de participer à une première rencontre, en 2018, je dois dire que j’ai longuement hésité. La démarche n’est pas simple. Il faut, je crois, un certain courage pour replonger plusieurs années après, dans cette tragédie, pour raconter toutes ces douleurs. Pour revivre la journée de l’attentat et celles qui ont suivi. S’est posée aussi alors pour moi, comme pour de nombreux autres, la question de la légitimité. Je n’ai pas été présent sur le lieu d’un attentat. Je n’ai pas été blessé physiquement. Je n’ai pas entendu les tirs, les explosions, les cris, les pleurs. Je n’ai vu ni les terroristes, ni les corps des victimes. Mon frère est vivant. Je ne suis qu’une victime par ricochet. Non, je suis une victime par ricochet. Cet attentat a profondément bouleversé ma vie comme elle a bouleversé celle de nombreux proches des victimes de l’attentat du 14 Juillet 2016 à Nice. L’attentat a eu des conséquences pour nous, pour nos conjoints, pour nos parents, pour nos enfants. En arrivant devant les élèves, nous n’en menons pas large. Eux non plus. Leurs regards sont fuyants, leurs attitudes souvent timides. Au travers de notre récit, nous revivons l’indicible, nous l’expliquons, nous le détaillons. Nous écoutons le récit de l’autre grand témoin. Et c’est également un moment particulier, tinté d’émotion pour nous. Avant deux témoignages, Carolina Mondino a ainsi écouté les mots de Michel Catalano, pris en otage le 09 Janvier 2015 dans son imprimerie par les terroristes qui ont massacré l’équipe de Charlie Hebdo, et ceux de Catherine Bertrand, rescapée du Bataclan. Avant un de ses témoignages, Amine Tobok a écouté Georges Saline parler de sa fille Lola, assassinée le 13 Novembre 2015 au Bataclan à l’âge de 28 ans. Nos histoires sont différentes, mais nos valeurs sont les mêmes : Liberté, Egalité, Fraternité. Et Laïcité. Ce sont les valeurs de la République. J’ai entendu Georges Saline prononcer ces mots à propos des terroristes :
Des mots simples, des mots forts. Ces jours-là, nous transmettons. Nous citons des noms, des prénoms. Certains montrent des photos des moments heureux avec leurs proches disparus. Nous racontons des tranches de vie. Celle d’avant, de pendant et d’après. En un instant, les victimes ne sont plus anonymes. Jade, une lycéenne de Nice, a dit, après une rencontre avec Michel Catalano et Georges Salines :
Et Jean-Philippe Thomann, professeur à Paris, a conclu une rencontre par ces mots :
Au travers de nos témoignages, nous défendons les valeurs qui nous sont chères. Nous défendons la liberté d’expression. Nous rappelons aux jeunes que, dans une démocratie telle que la France, le blasphème n’est pas un délit. Que la liberté d’expression est totale dans les limites fixées par la loi. Nous défendons l’état de droit et la justice. Nous rappelons aux jeunes que le droit à une justice équitable nous différencie des barbares. Il y a quelques jours, Carolina MONDINO a évoqué en classe ce procès et sa déposition, à laquelle les élèves ont assisté en salle de retransmission à Nice. Elle a expliqué aux élèves que le procès est la plus claire manifestation de la démocratie et de l’état de droit. Carolina ne cache pas sa douleur et sa colère. Mais elle explique que la seule réponse au terrorisme est la Justice et non pas la vengeance. Nous alertons également les élèves sur le danger des réseaux sociaux, des manipulations, des risques de désinformation. Après nos témoignages, vient le temps de l’échange. La première question est toujours la plus difficile à venir. Chantal et Delphine doivent parfois insister. Puis une première question vient, et d’autres, et d’autres encore. Comme l’a dit Danièle Klein suite à un témoignage :
Un jour de 2020, sont arrivées d’autres rencontres. Il y a 2 ans, le vendredi 16 Octobre, veille des vacances de la Toussaint, Samuel Paty, professeur d’Histoire Géographie, a été décapité à la sortie de son collège du Bois d’Aulne, à Conflans Sainte Honorine. Passée la sidération et l’effroi, l’équipe de l’AFVT s’est mobilisée pour proposer de l’aide à l’équipe éducative du collège. C’est ainsi que, le 26 Novembre, 6 semaines après l’attentat, nous sommes allés à leur rencontre. Nous étions une dizaine de membres de l’AFVT. Il y avait Chantal, Michel, Danièle, Delphine, Sophie, Hugues, Asma. Il y avait Samuel Sandler qui a perdu son fils Jonathan et ses petits-enfants, Arié et Gabriel, âgés de 5 et 3 ans, lors de l’attentat contre l’école juive Ozar Hatorahen en 2012 à Toulouse, assassinés parce qu’ils étaient juifs. Nous nous sommes présentés, les uns après les autres, brièvement. Nous avons raconté nos attentats, nos victimes, nos blessures. Nous avons tenté, avec nos mots, de les réconforter, ne serait-ce qu’un peu. Mais aussi, surtout, nous avons essayé de leur faire prendre conscience que ce qu’ils ressentaient était normal. Que leur sidération était normale. Que leur mal être était normal. Qu’ils et elles étaient aussi des victimes de cet attentat. Comme l’a écrit mon frère Philippe dans son livre « Le Lambeau » :
Les membres de cette équipe éducative sont victimes. Par ricochet. Et déjà, seulement quelques semaines après l’attentat, ils ressentaient ce décalage si intense entre eux et le reste du monde. Ce décalage que nous vivons tous, que nous ressentons tous, après l’attentat qui a bouleversé nos vies. Eux ne pensaient qu’à Samuel Paty, se levaient et se couchaient en pensant à lui, se demandaient à tout instant ce qu’ils auraient pu faire pour éviter cela, culpabilisaient. Alors que déjà, ailleurs, la page s’était tournée. Suite à la rencontre avec les professeurs, 9 autres rencontres ont été organisées avec les élèves du collège du bois d’Aulne. Des rencontres auxquelles, j’ai eu la chance et la fierté de participer. Je choisis volontairement de parler de chance. La chance de pouvoir aider des professeurs et des jeunes à se relever, à se reconstruire. Ou au moins tenter de le faire. Essayer. Pour en terminer, je voudrais citer cette phrase de Asma Guenifi, psychologue clinicienne qui a créé le centre Phoenix, institut de psychotraumatisme et de résilience, destiné à des adultes victimes d’actes terroristes :
Notre mission essentielle est de témoigner, de transmettre, d’aider les victimes. Cette mission, pour moi, s’est inscrite dans la continuité de celle que je m’étais donnée auprès de mon frère, par une longue nuit d’hiver, en salle de réveil de l’hôpital Pitié Salpêtrière.
Arnaud Lançon pour l’AfVT
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