Abandonner la solitude aux marches du Palais

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Un projet réalisé l’an dernier au lycée Verlomme de Paris, par David Fritz Goeppinger 

 

  1. Maître Giffard à V13

De ma première rencontre avec Maître Giffard, je me souviens du verbe, de la patience, et de la précision avec laquelle elle s’est exprimée face à la Cour spécialement composée qui juge les accusés des attentats du 13 novembre 2015. Ce jour-là, je l’observe ajuster la tige flexible du micro de la barre, se racler une ultime fois la gorge. Je me rappelle aussi le regard attentif des magistrats Jean-Louis Périès, Frédérique Aline et Xavière Simeoni fixés sur elle. Un pas en avant, elle s’élance : « Viens, suis-moi, je te tiens, ferme les yeux, surtout ne regarde pas, t’inquiète pas, tu vas t’en sortir (…) ».

 

Frédérique défendait des victimes, nous défendait tous. Le gigantisme, toujours, a poussé l’avocate à innover. Au printemps 2021 elle propose à ses confrères avocats de parties civiles de s’organiser pour thématiser les plaidoiries mais aussi pour proposer un travail collectif de plaidoirie et d’intervention au procès. Pour que tous voient clair dans l’obscurité brutale du prétoire. Durant sa plaidoirie, Frédérique Giffard va clamer haut et fort l’amour. L’amour qui existait avant l’attentat, pendant (même), et ce qu’il en reste malgré le passage de la terreur. Comme à la sortie du Bataclan, je suis sorti du procès en me disant qu’il fallait que j’en fasse quelque chose.

 

  1. L’AfVT et moi

C’est en 2019 que je raconte pour la première fois mon vécu au Bataclan. C’était à Saint Michel de Picpus, aux côtés de Stéphane Toutlouyan et de Jean-François Mondeguer. Comme souvent à cette époque, c’est Stéphane qui me propose de le faire. Je ne sais pas trop pourquoi mais je n’adhère pas tout de suite à l’idée mais comme d’habitude Stéphane m’aide. Ce que je savais cependant c’était qu’à seulement quatre ans après l’attentat, j’étais toujours psychiquement bloqué dans « l’événement ». Je venais à peine de conclure l’écriture de mon livre qui allait lui aussi, à sa façon, refaçonner ma façon d’être en tant que victime. Les années suivantes, c’est toujours avec Stéphane que je me rends aux actions éducatives mais plus le temps passe, plus je perds l’envie d’aller à la rencontre des élèves. Comme la mise à plat de mon expérience dans un ouvrage, chacune des rencontres avec les jeunes me permet de comprendre mon traumatisme et de le voir sous un nouvel angle. Jusqu’à l’épuisement en mars 2022. J’annonce, dans la foulée, à Chantal, que j’arrête les frais.

Le procès rebat toutes les cartes.

J’ai tenu, pour FranceInfo, un journal de bord durant les dix mois de l’audience. Relire mes chroniques m’a permis de comprendre que ma trajectoire victimaire avait pris fin le 19 octobre 2021, jour de ma déposition face à la Cour d’Assises. Aurélia Gilbert, victime le 13 novembre 2015 au Bataclan a dit, à la barre, que le procès lui a permis de « redevenir sujet. ». Les mois qui suivent, le verdict me le prouve, celui-ci m’a redonné ma voix. Cette impulsion d’énergie me pousse à me réengager différemment auprès de l’AfVT plus seulement comme une victime, mais aussi comme un acteur frontière entre les mondes du journalisme de la photographie et celui des victimes.

 

  1. L’établissement

Mon rapport au Lycée Verlomme est bien différent des autres lycées dans lesquels j’ai pu intervenir. J’ai vécu, de 2019 à 2023 à quelques centaines de mètres de l’établissement et, un détail qui n’en est pas un, Virginie Ehrhardt, qui y est professeure, est l’une des meilleures amies de Stéphane Toutlouyan, mon potage (contraction de pote et otage, groupe d’amis constitué après le 13 novembre entre les ex-otages du couloir du Bataclan), avec qui nous avons débuté les interventions en classe fin 2019. Nous sommes en octobre 2022 lorsque Blanche Dupraz, professeure d’Anglais au Lycée Verlomme, me propose de revenir (nous sommes déjà allés à la rencontre des élèves en février 2022) et cela fait désormais 4 mois que le verdict du procès des attentats a été prononcé par la Cour d’Assises spécialement composée. Les journées entières à réfléchir à l’audience et à mon statut de victime m’ont changé et ont définitivement transformé ma façon de voir ce qui m’est arrivé le 13 novembre.

À ce moment, je sais que montrer l’entièreté du chemin que j’ai parcouru en dix mois aux élèves est impossible mais je devine que leur expliquer la justice française l’est et le procès de l’attentat de Nice nous y aidera. En même temps, je fais un parallèle avec ma propre expérience des procès, avant de m’y rendre, je ne savais réellement pas à quoi m’attendre ni simplement quoi attendre. Après un second déjeuner, avec Blanche, nous imaginons les contours du projet : nous profiterons des plaidoiries des parties civiles du procès de l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice pour emmener les classes assister à celle de Frédérique Giffard prévue pour le 25 novembre 2022 puis nous interviendrons à trois voix en janvier 2023, Frédérique, Stéphane et moi.

 

  1. Le projet, les classes

Les deux classes concernées par le projet « Contre le terrorisme, plaider et témoigner » sont des BTS et des Premières. Virginie Ehrhardt et Blanche Dupraz y sont professeures. Le fil rouge de ce projet hors normes est de montrer l’ampleur d’un procès pour terrorisme, mais aussi la place du témoignage et des victimes dans ces derniers. Chantal et moi allons à la rencontre des élèves le 22 novembre pour nous présenter mais aussi pour leur enseigner les codes des procès en Assises. Après une présentation de la tentaculaire procédure liée aux attentats du 13 novembre à grand renfort d’anecdotes -comme le million de pages qu’elle comporte- et le détail de chacune des étapes de celle-ci, les élèves, curieux, m’interrogent sur la tenue de l’audience : « Où étaient assis les terroristes ? », « Ça vous a fait quoi de les voir ? » et d’autres plus techniques : « À quelle heure se terminait l’audience ? », « Il y avait combien d’avocats ? » J’essaye ici et là, de donner le plus d’informations possibles : « Tous les hommes accusés ne sont pas considérés comme des terroristes (…) » et explique la topographie de la salle : « Les membres de ce qu’on appelle le Parquet, sont assis à droite, la Cour, au centre, les accusés à gauche et leurs avocats devant eux, et face à eux, ceux des Parties Civiles. » Je ne suis pas un professionnel de la Justice mais c’était là toute l’intention : nous voulions que ce ne soit pas quelqu’un d’initié qui présente aux élèves les tenants et aboutissants d’un tel procès. Dans le même temps, nous en profitons pour dispenser aux élèves un maximum d’informations concernant l’audience à laquelle ils vont assister : celle de l’attentat de Nice le 14 juillet 2016 mais aussi de présenter l’avocate qu’ils vont rencontrer.

 

  1. Les élèves au Palais

Un expresso fumant trône devant moi sur le comptoir de la mythique brasserie les Deux Palais, située face aux grandes grilles dorées du Palais de Justice sur l’Île de la Cité. Ce n’est pas la première fois que je reviens au Palais mais la sensation de revenir assister à V13 est tenace. L’objectif est tout autre aujourd’hui. Je sors de ma rêverie lorsque Blanche, Virginie et Céline Pichot (documentaliste du Lycée), ainsi que Chantal Anglade, me rejoignent pour démarrer cette demi-journée de sortie -pour reprendre le jargon professoral- au Palais. Le procès de Nice a bien avancé, c’est aujourd’hui que Frédérique Giffard reprend place face à la Cour. Pour des raisons liées à la sécurité nous assisterons à la plaidoirie depuis une salle de retransmission située sur le « plateau correctionnel ». Après un deuxième café, nous filons retrouver le groupe de jeunes devant les portes historiques du Palais. Je surveille de loin et en profite pour prendre une photo des élèves qui font la queue entre les barrières Vauban censées sécuriser les lieux. Les élèves bavardent entre eux alors que les gendarmes (prévenus en amont) leur font passer les portiques de sécurité. Tout ce petit monde se réunit dans la cour de la Sainte Chapelle et les bavardages reprennent. Avant que les élèves n’entrent dans la salle de retransmission, nous leur faisons un dernier briefing : « Bien que vous alliez entrer dans une salle de retransmission, ce sont les mêmes règles que dans la salle principale. Pas de téléphone portable et on parle à voix basse. » Les instructions passées, j’observe la masse d’élèves pousser les lourdes portes en bois de la salle d’audience réquisitionnée. Pour assister au procès, je décide de faire le tour et d’écouter Maître Giffard depuis les bancs de la « Grande Salle » alors que Chantal, Blanche, Virginie et Céline restent avec les élèves. Comme à chaque fois que je reviens entre les grands murs en bois de la salle Grands Procès, je suis saisi par la solennité qu’impose le lieu, le gigantisme toujours, étouffant. L’odeur de la moquette me rappelle de vieux souvenirs. Je m’installe là où je le faisais l’année d’avant et observe Frédérique Giffard s’avancer à la barre. Comme à V13, la multiplicité de victimes a forcé les avocats à thématiser leurs plaidoiries. Frédérique plaide sur la solitude. Sur les écrans de retransmission, je l’observe s’avancer d’un pas décidé vers le petit pupitre sous le regard de toutes les parties et installer sa tablette.  Comme à V13, un grand silence règne dans l’immense salle construite exclusivement pour ces grands procès. La voix de Frédérique résonne :

« Le 14 juillet, en France, on célèbre la nation et les valeurs qu’elle porte. Le 14 juillet 2016, il y avait à Nice, tout ce qu’il faut pour faciliter cette communion républicaine, et pour attirer par la même occasion les touristes étrangers. On ne sait pas ce qui a fait venir le plus de monde, la liberté, l’égalité, la fraternité, le jazz, les feux d’artifice, les rencontres faciles, les flonflons à la française, la Méditerranée. Ou les bonbons. On ne sait pas si ces gens étaient plus transportés par la fête, par sa portée symbolique, ou les deux, mais en tout cas ils étaient physiquement réunis et partageaient ce moment. En moins de 5 minutes, un homme dans son camion, est venu anéantir ce moment et semer la terreur. La terreur, quel qu’en soit le projet, quelle que soit l’idée derrière, c’est un programme, toujours le même, dans lequel sont inscrits la mort pour certains, et les souffrances et la solitude pour les autres. La solitude était au programme et c’est ce dont je vais vous parler. La solitude ou plutôt les solitudes, car elle prend plusieurs formes avec le temps. »

Frédérique plaide face à la cour pendant une trentaine de minutes, regardant tantôt le parquet, tantôt les magistrats, et d’autres fois, sur un ton plus dur, les accusés. Je retrouve chez elle la même maîtrise que le jour où je l’ai entendue à V13 quelques mois auparavant. Avec un sourire, elle dit au Président : « Je crains que ce ne soit le moment de la citation, Monsieur le Président, la mienne est musicale. » et poursuit en citant Didon, Reine de Carthage, qui « sait qu’elle va mourir dans d’horribles conditions et qui demande à sa confidente et amie, Belinda, dans l’opéra de Purcell : “Remember me but forget my fate”, « Souviens-toi de moi, mais oublie ma destinée ». Elle s’adresse aux victimes endeuillées dans la suite de sa plaidoirie : « Je ne sais pas si c’est possible, mais imaginons un instant qu’à l’issue du procès, la société se charge seule du devoir de mémoire et que vous puissiez, vous, les endeuillés, oublier cet homme, d’ailleurs ne le nommons plus, pour ne vous souvenir que de vos proches et ne parler que d’eux. Votre solitude ne serait plus la même, vous pourriez mieux la partager. Je vous le souhaite en tout cas, avec ou sans Didon. » Autour de moi, les quelques journalistes qui suivent l’audience pianotent sur leurs claviers. À destination des accusés, Frédérique adresse de longues phrases sans équivoque : « On attendait beaucoup des accusés, parce qu’ils ont le mérite d’être là, en vie, mais évidemment on attendait beaucoup trop. Même à leur place, même sans s’incriminer inutilement, ils auraient pu fournir des éléments, prononcer des mots, montrer des qualités qui auraient apaisé les victimes.

Mais rien de tout ça. Pour eux, les mots ne valent rien :

-M. Ghraieb dit « franchement » avant chaque mensonge,

-M. Chafroud qui est saturé d’envies de meurtre, obsédé par les camions tueurs, dit que ses sms étaient des « blagues tunisiennes », et rajoute, contre toute évidence, que le terroriste l’avait bien compris. Monsieur le Président, vous avez commenté, à propos de ces échanges de sms : « c’est assez incompréhensible », « ça ne vole pas très haut », …

-M. Ghraieb encore, à propos du doigt d’honneur sur une photo : « j’ai fait ça comme un con. Pas d’arrière-pensée. J’ai pas réfléchi. Ya rien. »

En effet, « ya rien ». Et ce n’est pas qu’une question d’éducation, ou de culture, c’est une question de colonne vertébrale. »

L’audience est suspendue après la plaidoirie. Je retrouve Frédérique à la sortie et nous nous dirigeons ensemble vers les grandes marches du Palais pour retrouver les élèves, qui, commencent à interroger l’avocate toujours en robe tandis que je prends des photos pour sauvegarder la rencontre. Les questions fusent et de grands sourires barrent les visages des jeunes étudiants ravis de rencontrer l’avocate qu’ils voyaient plus tôt sur l’écran de retransmission de la salle. Frédérique répond aux interrogations mais promet de les revoir très vite : rendez-vous est fixé au 31 janvier prochain. La sortie scolaire se termine par une photo de groupe. En prenant l’image, je suis ému de voir tout le monde réuni sur ces marches alors même qu’un an auparavant je m’y réfugiais à chaque suspension d’audience, asphyxié. J’ai le sentiment que d’organiser, planifier et vivre cette rencontre hors-les-murs continue le travail d’introspection démarré lors de V13. Je veux transmettre aux élèves la possibilité d’une Justice réparatrice, qui écoute et qui répond démocratiquement au terrorisme.

 

  1. Retour dans le XVe

Fin novembre, je retourne au lycée pour débriefer avec les élèves de Blanche et j’en profite pour prendre mon appareil photo et immortaliser ces échanges. En parallèle, je sors mon téléphone portable pour enregistrer l’ambiance de la salle de classe à l’aide du dictaphone. Les jeunes me connaissent, ils m’ont déjà vu plusieurs fois. Blanche ouvre le tour de parole et demande aux élèves ce qu’ils ont retenu de leur visite au Palais de Justice. Tamara dit qu’elle se souvient d’avocats « très émus ». Mia développe : « Quand les avocats parlaient, j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de souffrances, de non-dits, que même s’il y a un jugement, ça n’arrange pas vraiment les choses dans la vie des victimes. (…) La première avocate -à plaider avant Frédérique Giffard- a évoqué deux sœurs. J’ai trouvé que c’était très poignant car on se met vite à la place de ces gens. » Les élèves évoquent les souvenirs des plaidoiries. Dans le discours des élèves, on retrouve les mots « Poignant, touchant, émouvant, fort ». Juliette a été « marquée » par l’histoire d’une famille dont les « deux filles y étaient. » Car « ça fait six ans que cette famille vit dans la peur, qu’ils ne font plus aucun repas ensemble. Qu’ils ne se parlent plus. » Blanche donne du contexte : « Ils ont évoqué la perte des liens aussi, le père n’avait pas voulu se porter Partie Civile (…) en se disant que de toute façon, « ça ne servirait à rien. » » Ibrahim réagit aux mots de sa professeure : « Moi le père, je le comprends un peu. Il est traumatisé. Des fois dans la justice française ils sont pas condamnés à la hauteur de ce qu’ils ont fait. Qu’il allait tout donner pour peut-être rien. » Sur la plaidoirie de Frédérique, Oumya prend la parole : « Quand Maître Giffard a plaidé, c’est son émotion qui m’a marquée. Elle avait toujours la gorge nouée, on l’a même vue baisser la tête. (…)En tant qu’avocate surtout, elle doit se retenir de pleurer, d’avoir des larmes mais c’est surtout sa tablette qui l’aidait. Elle vit pour ses clients on va dire. Elle vit pour ça et malgré tout, on ne la voit pas comme une avocate. C’est comme une amie qui parle pour ses amis, qui défend ses amis.» Et une autre élève de prendre la parole : « Y’avait le côté humain qui est ressorti en elle.» Lorsque la professeure demande à la classe si tout le monde est d’accord, des murmures d’approbation se font entendre.

Lorsque Blanche demande à la classe quel était le thème de la plaidoirie, plusieurs voix s’élèvent en même temps, mais c’est celle d’Ibrahim qui se détache : « l’Amour » ses camarades le reprennent « C’était la solitude non ? » Les élèves énumèrent un à un les mots, les gestes qui les ont bousculés pendant le court passage du procès auquel ils ont assisté. « Ça m’a fait me rendre compte de la gravité des faits parce que j’y étais pas, mais en vrai on n’arrive pas à se rendre compte de la Terreur que c’est (…), on peut pas s’imaginer ce que c’est. Mais elle (Me Giffard) a utilisé des mots que tout le monde peut comprendre en soi : la peur, le traumatisme, la terreur. C’est des mots qui sont très forts et qui sont accessibles à tous. Pour nous c’était plus simple. (…) À la fin, je crois qu’elle a parlé de ce que les terroristes ont dit, mais j’ai pas tout compris. » Bien que les prises de paroles soient timides au début du cours, les langues se délient au fur et à mesure que les élèves s’expriment. Blanche projette la plaidoirie de l’avocate alors que je suis toujours assis au fond, l’appareil photo posé devant moi. J’observe les élèves répondre avec leurs mots, leurs analyses, sur ce sujet que je connais désormais trop bien. La plaidoirie de Frédérique est instructive à bien des égards et à entendre les jeunes en restituer ce qu’ils en ont compris, je comprends qu’ils ont saisi le sens profond que revêt le rôle de l’avocat dans le procès pénal à caractère terroriste. La forme employée pour thématiser la défense de ses clients mais aussi dans la posture que l’avocate a adoptée pour s’adresser à la Cour facilite cette compréhension, comme une perche tendue par la justice que les jeunes saisissent. Durant ces trois premiers mois d’intervention régulière en classe, le contact des élèves en plus de la transformation qu’a généré le procès en moi, m’offre un nouvel angle d’attaque pour comprendre mon rapport à mon événement traumatique mais aussi mon rapport à la Justice, en moi se dessine l’idée de pérenniser ces rencontres. L’échange se poursuit avec eux durant l’heure prévue pour le cours jusqu’à ce que la sonnerie et que le bruit des chaises mette fin au débat.

 

  1. Stéphane, Frédérique et moi

L’hiver est là lorsque je me rends une ultime fois au Lycée Roger Verlomme. C’est le dernier chapitre de ce projet, nous sommes le 31 janvier 2023. Il est midi et je pousse les portes du Cosmos, le café proche du lycée et rejoint la table où sont installés Chantal, Blanche, Virginie et Stéphane et Céline. Frédérique ne tarde pas à se joindre à nous. Après un rapide repas, direction la salle polyvalente du lycée dans laquelle nous disposons les chaises pour la réunion. La sonnerie retentit tandis que derrière la porte les premiers élèves se sont rassemblés et que quelques-uns osent venir s’asseoir. Bien que l’aspect inédit de cette rencontre force à adapter certains des dispositifs, Chantal ne déroge pas à la règle de lire, à son rythme, l’introduction du projet aux jeunes. Après une écoute quasi religieuse de la salle, c’est Frédérique qui lance le bal en présentant son travail pour les parties civiles dans les procès du terrorisme ainsi que dans toutes les autres affaires où elle a dû défendre tant du côté des victimes que des accusés. Le récit de Frédérique captive, les questions sont diverses : « Comment on juge les accusés ? », « Les accusés risquent combien ? » Frédérique tente de répondre en étant la plus didactique possible, Stéphane – avant que Frédérique n’ait le temps de répondre- : « Faut avoir des preuves, on peut pas accuser des gens, sans preuve. » et l’avocate d’abonder : « C’est des charges en fait, l’enquêteur, le juge d’instruction – en l’occurrence ils étaient toute une équipe – ils jugent à charge et à décharge, c’est à dire qu’ils cherchent dans tous les sens des preuves comme dit Stéphane qui peuvent, soit, aller dans le sens d’une culpabilité soit, dans le sens de l’innocence. Donc y’a des gens qui ont été inquiétés, qui sont venus en garde à vue, qu’on a interrogés et puis au bout du compte qu’on a relâché.  Mais au bout de l’enquête, ils ont décidé de renvoyer vingt personnes devant la Cour d’Assises. » Les élèves sont curieux, l’intervention de Frédérique déborde sur le temps prévu mais nous voudrions tous en avoir plus. C’est au tour de Stéphane qui raconte à son tour son vécu au Bataclan le 13 novembre. Il est pris en otage, comme moi, au premier étage de la salle de spectacle. Je sais que Stéphane a l’habitude de raconter sa soirée, tant à la presse qu’à ses proches mais aussi aux classes dans lesquelles il se rend régulièrement mais je suis toujours terriblement ému et attaqué par son récit. Même si j’y étais à ses côtés, raconter les heures sombres du 13 novembre nous renvoie forcément dans les cordes. Pour rendre l’intervention plus interactive je décide de projeter la partie de ma déposition devant la cour d’assise où on voit le plan du Bataclan et plus précisément le déroulé de la prise d’otages. Stéphane raconte la sidération dans laquelle il se trouvait et livre aux élèves un récit poignant bien que ponctué d’humour tout en m’interrogeant du regard en cas de doutes. Il pointe du doigt le plan tout en décrivant précisément chaque événement de la prise d’otage : « Moi j’étais sûr que j’allais y passer. J’avais mais aucun espoir, zéro. Il y a que lui, là – en me montrant avec un hochement de tête – qui y croyait, je sais pas pourquoi. Tu sais pourquoi ? » Et moi de lever les épaules, perplexe. Bien que le quinquagénaire connaisse avec une grande précision sa soirée, il reste cependant dissocié et précise : « C’était vraiment une situation lunaire, à tel point qu’à chaque fois que je la raconte j’ai l’impression de raconter l’histoire de quelqu’un d’autre. » Je sens que pour les élèves, silencieux et attentif, le moment le plus terrible est l’assaut opéré par la BRI : « À la fin, ça canarde de partout et je me suis retrouvé par terre avec David, pris entre deux feux et c’est là qu’un des deux terroristes a actionné son gilet explosif, après c’était fini. » Depuis le début de ce projet, je me place constamment comme un observateur, pour analyser et suivre les réactions des jeunes et durant l’intervention de Stéphane, qui dure environ trente minutes, certains se regardent, d’un air entendu, d’autres se frottent les yeux tout en tenant la main du ou de la camarade à côté.  Comme d’habitude Stéphane est ravi de répondre aux questions et est aidé parfois de Frédérique ou de moi pour ajouter des détails au récit de mon potage. C’est à moi de conclure en racontant mon vécu et mon chemin durant le procès des attentats du 13 novembre ; je projette certaines de mes chroniques tout en livrant des anecdotes sur mon quotidien de partie civile et en lisant ici et là les passages qui ont eu du sens pour moi comme le jour de ma déposition devant la Cour d’Assises mais aussi le dernier jour du procès : le verdict. Le plus étrange dans ces moments de franc parlé devant les élèves reste qu’à la fin, tout le monde sourit et c’est dans ces instants où personne ne regarde personne que les vraies questions interviennent, les plus timides osent : « Mais ça fait quoi de voir quelqu’un mourir ? », « Vous avez eu peur Monsieur ? », « Au procès, quand vous avez vu Salah Abdeslam ça vous a pas énervé ? Moi je pourrais pas, vraiment, respect. » Et tant d’autres questions plus profondes et chargées de sens les unes que les autres. J’observe une dernière fois les élèves quitter la salle, le projet est arrivé à son terme.

 

  1. La fin de la solitude

Vous l’avez sans doute remarqué mais je parle peu de moi dans ces lignes. J’ai préféré raconter d’abord puisque je ne veux pas être au centre d’un processus dans lequel mon but originel est de transmettre de la façon la plus brutale et crue la Justice de notre pays. Je voulais, dans ce récit, ouvrir une fenêtre vers ces rencontres si singulières que nous organisons avec l’AfVT. Je me disais qu’ajouter un court chapitre en conclusion serait la façon la plus adéquate d’exprimer mes émotions. Comme Frédérique Giffard plaide pour la solitude face à la Cour d’Assises, je plaide ici sa fin. J’ai pris conscience que mon chemin depuis le 13 novembre fut accompagné de rencontres, d’amitiés mais aussi de projets divers en lien direct avec l’attentat. À part quelques exceptions, je n’ai jamais été réellement acteur de ceux-ci, souvent passif, souvent seul dans la douleur et dans ses émanations. La solitude bien qu’invasive et pernicieuse dans mon esprit fut brisée par les coups de marteau qu’a provoqué V13 en moi. Au moment où j’organisais ce projet avec Blanche, je disais à mes proches amis que j’avais l’impression d’être sorti de l’Hôpital, j’avais quitté ma psyché malmenée par le terrorisme. Je savais que la solitude victimaire était révolue. Je ne serai plus jamais le même malgré tout l’effort et la douleur, je ne serai plus jamais ce jeune homme de 23 ans, puisque je le suis toujours. Bien avant que Blanche me pose la question qui a généré l’idée du projet avec le lycée Verlomme, j’avais conscience de devoir faire quelque chose de cette dynamique acquise sur les bancs en bois de la salle d’audience. J’ai enfin trouvé un sens à tout ça et Blanche, avec sa question pourtant si anodine, a ouvert la porte. J’ai enfin trouvé une direction, pour moi, pour les autres. Alors voilà, je ne suis plus seul mais accompagné de tous les thèmes constituants de ce que j’ai été toutes ces années, la solitude en fait partie bien sûr, j’ai simplement ré-appris à dialoguer avec ma vie, mes douleurs et ma mémoire. Je n’oublierai jamais l’émotion des élèves dans les couloirs du Palais de Justice. Comme je n’oublierai jamais ce moment de grâce lorsqu’ils ont interrogé Frédérique sur les marches du Palais. C’est sans aucun doute le moment le plus fort du projet. C’est là, sur ces marches en pierre que je m’asseyais accompagné de mes amis parties civiles pour débriefer. C’est là, parfois au milieu des robes d’avocats, que j’ai essuyé mes larmes, là que j’ai passé tant d’heures à tenter de comprendre tout ce qui se passait en moi et au cœur de la salle Grands Procès. Là, que j’ai bu des litres de café en compagnie de Bruno, Gwendal, Aurélie, Arthur, Olivier et tous les parties civiles que composait le procès des attentats du 13 novembre. La solitude assise à nos côtés. Grâce aux élèves j’ai compris qu’au fil des années, en tant que victime, j’ai construit tout un tas de contre-mesures pour pallier le mal. Former une digue pour ne pas inonder les vestiges de ma vie. Je ne voulais pas que cet unique jour dans ma vie ne soit jamais ni le dénominateur commun ni l’un des piliers de mon existence. J’ai échoué. C’était trop pour moi. Alors je passe, je transmets chacune de mes expériences, chacune de mes découvertes via les mots, la photographie et les interviews. Oubliez-moi, rappelez-vous là où ma solitude m’a emmené : la Justice.

 

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