« LES LOUPS SOLITAIRES SE MULTIPLIENT »
(tribune parue le jeudi 30 mai 2013 dans LE FIGARO)
Auteurs :
– Pierre CONESA (Vice-président de l’AfVT.org)
– Guillaume DENOIX de SAINT MARC (Directeur-général et porte-parole de l’AfVT.org)
– Michel WIEVIORKA (sociologue et administrateur de la Fondation « Maison des sciences de l’homme »)
LES LOUPS SOLITAIRES SE MULTIPLIENT
Après l’attaque de la Défense, les auteurs*, Pierre Conesa, Guillaume Denoix de Saint Marc, Michel Wieviorka, jugent indispensable que la France mette en place une politique de lutte contre les processus de radicalisation.
Après la mise en scène macabre à Londres de deux jeunes assassins fraîchement convertis, l’attaque à l’arme blanche d’un militaire à la Défense, les affaires des frères Tsarnaïev, Merah et d’Anders Breivik, les actes terroristes d’extrémistes autoradicalisés ont explosé. La France observe face aux processus de radicalisation violente une attitude passive, sorte de prolongement naturel de la neutralité voulue par la loi de 1905, et limite son action au traitement carcéral des extrémistes.
Pourtant, des pays comme l’Indonésie, l’Arabie saoudite, la Malaisie, l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie ou le Yémen mènent des programmes de réhabilitation des extrémistes islamistes emprisonnés, visant à discréditer les fondements intellectuels de la radicalisation. En Arabie saoudite, les extrémistes (dont certains rapatriés de Guantanamo) jugés aptes à réintégrer la société doivent suivre des séances de conseil intensif données par des érudits religieux qui tentent de mieux leur faire comprendre la doctrine, et plus particulièrement les diverses nuances entourant le djihad. Ces séances sont jumelées à des programmes de réintégration sociale, de soutien familial et de suivi continu après la mise en liberté. Environ 3000 prisonniers ont été accueillis dans ce cadre, avec un taux de réussite (officiel) de 80 à 90 %. Seuls 35 individus auraient été arrêtés à nouveau pour une atteinte à la sécurité. Mais, dans une étude récente menée sur le programme indonésien, Kirsten Schulze constate : « (les programmes) dénoncent le meurtre de civils et l’idée d’un “État islamique” qui légitime la violence contre “toute personne qui travaille avec ou pour le gouvernement” assimilé à un infidèle. Cette violence menace directement les régimes en place. Mais d’autres principes djihadistes profondément ancrés devraient également être remis en question », notamment la justification du djihad violent. Les leaders indonésiens ont ainsi considéré les conflits des Moluques, où des milices islamiques armées ont pris part à un violent conflit religieux, comme un djihad défensif légitime.
On peut toutefois douter que ces pays, qui souvent constituent des passages obligés dans nombre de trajectoires terroristes (voir le cas de Mohamed Merah), soient les mieux à même d’enseigner la tolérance et donc que leurs programmes soient exportables en Occident. Sur quoi alors asseoir un discours de la contre-radicalisation ?
La réalité terroriste démontre clairement plusieurs choses. Selon le National Counterterrorism Center, les 11 000 attentats de 2010 auraient fait près de 49 000 ou 50 000 victimes dans le monde. L’Irak arrivait en tête avec 2 704 morts, suivi de l’Afghanistan, 2475 morts (à eux deux le quart du total). Ensuite le Pakistan, avec 1680 morts. L’hémisphère occidental est le moins touché en 2010, avec 279 morts. Donc le terrorisme islamiste a tué en 2010 de quinze à vingt fois plus de musulmans que de non-musulmans. La moitié des victimes étaient des civils, dont 600 enfants, et les forces de sécurité ne comptaient que pour 2000 morts environ.
Dans son immense majorité, l’attentat terroriste n’est pas une action de résistance contre des forces d’occupation, mais un acte qui tue surtout des civils musulmans et des enfants. Le « discours universel » de solidarité avec les membres de l’oumma, qui soutient idéologiquement la démarche terroriste, est fondamentalement mensonger.
L’extrémisme sunnite – les « salafistes jihadistes », dont la matrice idéologique est le wahhabisme saoudien – est responsable de près de 60 % de ces attentats et de 70 % des morts. Leurs attentats ne respectent ni lieux de culte ni périodes de pèlerinage, ni trêve du ramadan. En Irak, en Afghanistan et au Pakistan où coexistent sunnites et chiites, l’islam n’est pas unique, mais multiple et les attentats sont la démonstration quotidienne que l’espace arabo-musulman s’enfonce dans une guerre de religion et non pas dans une guerre contre les « infidèles ».
Anders Breivik, héraut du nationalisme européen, ou les jeunes néonazis allemands de la « cellule de Zwickau » démontrent que le passage à la violence n’est pas l’exclusivité des musulmans. Les loups solitaires se multiplient. L’Europe, à travers le programme de lutte contre la radicalisation (RAN), réunit des spécialistes (sociologues, psychologues, victimes du terrorisme, spécialistes des médias et des réseaux sociaux, géopoliticiens, philosophes, criminologues, spécialistes des sciences cognitives, juristes, médiateurs sociaux…) afin d’établir une compréhension scientifique de la pensée extrémiste et de définir une politique de contre-radicalisation. Des Français y participent, mais des divergences entre pays anglo-saxons et latins apparaissent. Il est peut-être temps de poser les bases d’un programme français de contre-radicalisation.
Si l’alerte sur le risque de passage à l’acte violent reste une affaire de police, la déradicalisation interpelle directement la communauté musulmane elle-même, et plus particulièrement ses victimes. Les programmes doivent être conduits sur le terrain avec les communautés touchées plutôt que la police ou tout autre organisme officiel. Le système administratif français est inadapté : chacun des ministères s’occupe de la partie du terrorisme qui le concerne, mais aucun de la contre-radicalisation sur le territoire. Doit-on laisser des femmes comme Mme Latifa Ibn Ziaten, mère de la première victime de Mohamed Merah, ou des imams républicains, comme ceux de Drancy et de Bordeaux, travailler seuls sans aucune aide publique ?
* Vice-président et directeur de l’Association française des victimes du terrorisme pour les deux premiers et administrateur de la Fondation Maison des sciences de l’homme pour le troisième.
Vous pouvez télécharger le fichier pdf de l’article ici.