Déposer pour soi, déposer pour eux

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Lorsqu’un pays est frappé par un acte terroriste, ce n’est pas uniquement sa sécurité qui est ébranlée ; c’est sa société et sa démocratie qui sont remises en jeu. La Justice doit alors répondre à cet acte, en punissant les coupables avec rigueur mais également en soutenant et écoutant la voix des victimes. Celles-ci peuvent se constituer parties civiles et, au cours du procès, déposer si elles le souhaitent. La déposition, souvent perçue comme une étape pour appréhender la réalité, peut s’avérer être une véritable épreuve. Déposer devant une Cour c’est se mettre à nu et parler de ses sentiments les plus intimes comme la douleur, le manque et la colère.

Pour cette action éducative, Audrey Borla et Yann Révol ont accepté d’être présents : ils veulent partager avec les élèves leurs chemins de vie, leurs peines et espoirs. Audrey Borla, sœur jumelle de Laura tuée sur la Promenade des Anglais à Nice le 14 juillet 2016, est à peine plus âgée que les lycéens. Elle souhaite leur rappeler l’importance d’aimer la vie mais aussi de se préserver des réseaux sociaux. Yann, rescapé du restaurant Le Petit Cambodge le 13 novembre 2015 à Paris, souhaite quant à lui échanger avec les élèves et promouvoir auprès d’eux des valeurs d’humanité et de respect.

 

Vendredi 24 mai, jour de la préparation. Dans son costume à rayures bleues et blanches, Thierry Sitter, le professeur du micro-lycée du Lycée Pierre et Marie Curie de Menton déambule dans les couloirs. Professeur d’histoire et géographie, il étudie l’importance de la Justice et de la mémoire à travers les siècles avec le « micro-lycée », c’est-à-dire une classe de jeunes lycéens aux parcours de vie complexes et difficiles. Thierry les connaît tous intimement et les épaule dans leur vie quotidienne avec pour leitmotiv « Je les prends par la main et je ne les lâche pas ». Un véritable lien entre professeur et élèves sous-tend l’action éducative qui s’inscrit cette année dans la thématique « Plaider et Témoigner ». Le micro-lycée compte une petite dizaine d’élèves, curieux et attentifs, qui rencontreront Audrey et Yann la semaine d’après.

 

La Justice, entre condamnation des accusés et écoute des parties civiles

Après avoir présenté les particularités d’un procès en assises et l’importance de la déposition des parties civiles, Chantal et les élèves s’interrogent sur l’intérêt d’un procès. Un élève affirme spontanément que le procès « est pour les morts », qu’il correspond à un moyen de rendre justice pour ceux qui ne peuvent plus être présents. D’autres élèves soutiennent que le procès doit surtout être pour les victimes, les parties civiles, et que par extension, le procès a une utilité sociétale. Chantal rappelle effectivement que si le procès peut être une étape dans la reconstruction de la vie des victimes, il a principalement pour vocation de rendre justice à la société et ce, en jugeant et condamnant les accusés. Les élèves visionnent ensuite plusieurs extraits de L’audience est ouverte, un documentaire réalisé par Vincent Nouzille et Théo Ivanez, centré sur « l’avant-procès » du 13 novembre 2015. Un passage montre François Hollande, Président de la République à l’époque de l’attentat, qui affirme à la caméra : « C’est la liberté qui aura le dernier mot. Et le dernier mot, c’est aussi le procès. Vous avez agi de manière effroyable, vous allez être condamnés de manière démocratique ». Les lycéens commentent ainsi le défi de ne pas être aveuglé par la douleur et l’importance d’obtenir une réponse judiciaire qui permettra de véritablement discerner la réalité et sa vérité.

Les élèves échangent ensuite sur le déroulement d’un procès en appel et sur la difficulté d’être à nouveau confronté à cette expérience. Lorsqu’ils apprennent que le procès en appel se tient deux ans après le procès en première instance et huit ans après l’attaque terroriste, les élèves sont stupéfaits : pour eux, ce temps semble très long et il leur semble que la durée de l’enquête ne peut qu’être une deuxième peine pour les victimes. Un élève ajoute que plus le temps passe, plus les détails s’oublient. Thierry explique alors qu’il vaut mieux une justice lente qu’une justice expéditive : cela permet de mettre le sensationnel à distance, de prendre du recul sur la situation et surtout d’explorer toutes les pistes possibles. Il affirme enfin que la Justice ne doit pas être synonyme de vengeance mais une élève exprime des réserves. Pour elle, espérer une lourde peine pour un accusé est une forme de vengeance qui, indirectement ou non, « fera du bien » à la victime. Chantal lui explique alors que bien que la Justice ne soit pas la loi du talion, elle ne peut pas laisser les crimes impunis et qu’à la douleur des uns doit répondre une peine juste et proportionnelle à l’acte commis.

 

Les élèves découvrent ensuite Audrey à travers les dessins de Erwan Fages publiés dans Le Monde. La plupart des lycéens trouvent qu’elle « a l’air sûre d’elle » mais également qu’elle « a l’air d’avoir beaucoup à dire ». Ils lisent ensuite sa déposition lors du procès en appel et font la connaissance de la sœur jumelle d’Audrey, Laura. Chantal amène les élèves à s’interroger sur la nécessité de déposer pour une victime. Tous sont d’accord pour soutenir que déposer revient à se livrer, à ne pas rester dans le déni et ainsi accepter de « regarder la réalité et la vérité en face ».

Audrey devant la cour d’assises spécialement composée, mardi 27 septembre 2022 (procès en première instance), Erwan Fages pour Le Monde.

 

Les lycéens lisent ensuite les threads publiés sur X par Charlotte Piret, journaliste chez France Inter, qui relate la déposition de Yann lors du procès V13. Cette lecture, moderne et surprenante, permet aux élèves de retracer la vie de Yann ce soir-là et de saisir les enjeux de la déposition : confier, expliquer, comprendre.

Les victimes de la terrasse du Petit Cambodge à la barre, ce mercredi 30 septembre ©Radio France / Valentine Pasquier

 

Avant la fin de la préparation, Chantal invite les élèves à penser à un de leur proche et à expliquer au groupe leur relation avec. Quelques lycéens acceptent de se confier : « ma mère », « ma sœur », « mon frère », « mon chien ». Tous savent, mêmes les plus silencieux, que la semaine d’après ils auront face à eux des personnes qui ont perdu ou qui ont failli perdre leurs êtres chers.

 

Rencontrer les témoins, s’éloigner des réseaux sociaux

Mardi 28 mai, jour de la rencontre. Les élèves attendent patiemment dans la classe l’arrivée des témoins et les saluent chaleureusement à leur entrée. Après avoir rappelé la thématique de l’action éducative, Chantal laisse les témoins se présenter et c’est Yann qui débute, Audrey étant plus timide : ce n’est que la deuxième fois qu’elle témoigne dans un cadre scolaire.

Yann raconte aux lycéens l’attaque du restaurant Le Petit Cambodge, se confie sur ses appréhensions au cours du procès mais aussi sur sa volonté de déposer. Il n’avait au départ pas envie de se livrer à la Cour et pourtant, devant le manque de témoignages sur ce lieu d’attentat, il a décidé de parler. Il termine son récit en parlant du lien puissant qui unit les victimes et qui les rassemble autour de valeurs d’humanité, de communication et de Justice.

Il laisse ensuite la parole à Audrey qui après avoir raconté les faits de la soirée du 14 juillet 2016 se confie sur sa colère quant à la gestion de la situation et ses rapports douloureux avec les réseaux sociaux. À l’image d’une grande sœur, elle prévient les lycéens des risques des médias, de la désinformation mais aussi de la surmédiatisation et du cyberharcèlement possible. Les élèves sont très sensibles à ses remarques ; ils connaissent d’ailleurs les attentats presque uniquement via les réseaux sociaux, avec leurs lots d’erreurs et de mensonges.

Les lycéens posent beaucoup de questions à Audrey et Yann sur leur vie « d’après » ; ils cherchent à comprendre comment ils ont pu retrouver une routine après des événements si traumatiques. Les témoins expliquent que l’après est un long travail, ponctué de réussites mais aussi de régressions. Une élève en particulier est curieuse de savoir si Audrey et Yann ont essayé de « fuir [leurs] vies » et surtout s’ils ont retrouvé la légèreté qui les animaient auparavant. Tous deux répondent à la lycéenne qu’ils portent certes en eux une indicible douleur mais qu’ils ont tout fait pour « retrouver [leurs] vies » et tenter de vivre des joies simples, une manière pour eux de se battre contre le terrorisme. Ils sont parfaitement entendus par ces élèves du micro-lycée tournés désormais, en dépit des aléas de la vie, vers un avenir aux macro-dimensions.

L’échange se prolonge ensuite, de manière informelle, et les élèves viennent poser des questions plus intimes. Certains se confient sur leurs situations personnelles, sur leurs rapports à ces attentats mais aussi sur leurs envies futures. Ils sont véritablement curieux de savoir comment, des années après les faits, les témoins se sentent et si déposer aux procès a pu être une forme de délivrance pour eux. Pour Audrey et Yann, chaque prise de parole est une façon de mieux appréhender la réalité et de continuer leur travail de vérité. L’action éducative se termine ensuite sur une note d’espoir et de légèreté : les projets de chacun, leurs objectifs et ambitions, et aussi, pour ces lycéens méritants qui ont surmonté l’échec scolaire, la réussite aux examens et l’arrivée des grandes vacances …

 

 

 

 

 

 

 

Merci

Aux témoins Audrey Borla et Yann Révol

Aux élèves du micro-lycée du Lycée Pierre et Marie Curie de Menton

À leur professeur Thierry Sitter

Au Proviseur, Dominique Ramo

À nos partenaires, la CAF 06 et le Conseil Départemental des Alpes-Maritimes

 

 

 

 

 

 

Par Apolline Trajber, étudiante en Master à l’ISIT et stagiaire à l’AfVT

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