Sujet ou objet de documentaire ?

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Vincent Nouzille a écrit et réalisé deux documentaires sur la Justice et ses personnages à propos du procès des attentats du 13 novembre 2015 – l’un avant que l’audience soit ouverte, l’autre tandis que l’audience était définitivement levée. Comment a-t-il représenté cette réalité inédite ? Que montre un documentaire que d’autres représentations ne montrent pas ? Les images peuvent-elles rendre compte de ce que le langage ne saurait dire ? Assurent-elles la transmission de la mémoire ?

Ces questions, les élèves de Première Spécialité Audiovisuel du Lycée du Parc Impérial de Nice se les posent en permanence. Sous la direction de M. Toutlouyan, professeur de lettres et d’audiovisuel, ils ont travaillé cette année sur l’importance et la nécessité de filmer la Justice. Ensemble, ils se sont intéressés à la question de la mémoire, au risque de l’oubli et au danger de l’indifférence. Amenés à exercer des métiers dans le domaine de l’audiovisuel, l’action éducative dans leur classe devait répondre à deux objectifs : comprendre la Justice à travers le témoignage de victimes d’attentat mais également saisir l’intérêt audiovisuel d’immortaliser la Justice, grâce à un documentaire. Ces deux principales visées se sont ainsi inscrites dans le cadre du projet intitulé « Le filmeur et les filmés ».

 

Le filmeur et les filmés

 

Le « filmeur », c’est donc Vincent Nouzille : écrivain et auteur de documentaire, qui a accepté de se joindre à l’action éducative. Journaliste de formation, Vincent décide en 2020 d’écrire un documentaire avec Théo Ivanez, intitulé L’audience est ouverte, sur le procès à venir du 13 novembre 2015. Il s’intéresse ensuite en 2022 au déroulé du procès et se lance dans la création d’un nouveau documentaire avec Jean-Baptiste Péretié, L’audience est levée, diffusé sur France-Télévision fin novembre 2023. Au cours de ses enquêtes et de ses interviews, Vincent rencontre un grand nombre de victimes dont Nadia Mondeguer et David Fritz Goeppinger, les témoins de cette action éducative au lycée du Parc Impérial. Nadia Mondeguer, mère endeuillée de Lamia, qui a perdu la vie à la terrasse de La Belle Équipe, incarne un « personnage » emblématique dans les documentaires de Vincent mais également dans le récit V13 d’Emmanuel Carrère. David Fritz Goeppinger, ex-otage au Bataclan, est à la fois écrivain de son propre personnage dans son livre Un jour dans notre vie et personnage des documentaires de Vincent et des frères Naudet, Fluctuat nec Mergitur, mais aussi chroniqueur pour FranceInfo tout au long du procès.

 

Dans les coulisses de l’action éducative

Mercredi 22 mai, jour de la préparation, étape complémentaire à la future rencontre avec les témoins. L’axe de l’action éducative étant d’une part la Justice et d’autre part le documentaire, Chantal et la classe s’interrogent d’abord sur les particularités d’un procès pour terrorisme, sur le déroulement d’un procès d’assises et sur ses « personnages ». Les élèves visionnent ainsi plusieurs extraits de L’audience est ouverte et L’audience est levée, les documentaires de Vincent centrés sur le procès du 13 novembre 2015, communément appelé V13. Ils découvrent les visages, expressions et histoires de Nadia et David, les témoins qui viendront témoigner dans leur classe la semaine d’après.

Projetés dans l’intime de ces « personnages », les élèves saisissent leurs subtilités : personnages malgré eux dans le récit d’un attentat mais personnages volontaires dans le récit de la mémoire. Nadia et David ont vécu et vivent encore l’impensable ; pourtant pour les documentaires de Vincent, ils ont dû mettre des mots sur leur exceptionnelle situation et leur indicible douleur. Chantal demande alors aux élèves s’il est « possible de représenter l’irreprésentable ? ». Les élèves répondent que même si le filmeur peut représenter, il ne peut jamais capter la véritable essence de ce qu’il se passe. L’imitation semble parfaite mais ne peut jamais être exacte.

À cette première contrainte s’ajoute celle de rendre compte le plus objectivement possible de la réalité. Lorsque Vincent et ses coréalisateurs réalisent leurs documentaires, ils savent qu’ils le font dans une démarche subjective : ils choisissent un lieu, le Palais de Justice, et des plans qui peuvent influencer la prise de parole des témoins. La représentation ne peut alors qu’être partielle dans la mesure où elle reflète les choix et la vision du documentariste. Se pose aussi la question de la place du sujet, et le risque de le réduire à un objet de curiosité ou de pitié – c’est pourquoi, pour ne pas céder à ce risque, les « personnages » des deux documentaires sont perpétuellement filmés tandis qu’ils commentent le procès. Le spectateur est, quant à lui, invité à saisir au-delà de ces paroles, la profondeur et la complexité des personnes filmées.

Les lycéens expliquent également qu’au cours du mois d’avril, ils se sont pliés à l’exercice de tourner un film de manière collective. Ils se sont ainsi confrontés aux problématiques du tournage, à la difficulté de la technique et à la complexité de représenter certaines scènes, en particulier les scènes liées à l’intériorité de leurs personnages.

 

Lundi 27 mai, jour de la rencontre. Certains élèves attendent Nadia, David et Vincent dans les couloirs, ils tiennent à les accompagner eux-mêmes dans leur classe. Ensemble, ils descendent le petit escalier qui mène à la salle de cours de M. Toutlouyan. Les témoins découvrent la salle en elle-même, recouverte d’affiches qui font esquisser des sourires (« Zone fan de Marylin Monroe » par exemple…). Une fois installés, la question de qui prendra la parole se pose : le filmeur, les filmés ? Dans quel ordre la présentation doit-elle se dérouler ? Existe-t-il même un ordre ? Ce sont finalement d’abord les filmés, narrateurs de leur propre histoire mais aussi personnages de procès et personnages de documentaire, qui débutent – Vincent y tient.

 

Le documentaire, outil de transmission de la mémoire

Nadia, notre premier témoin, confie se sentir émue d’être dans une classe d’audiovisuel car sa fille, Lamia, avait fait les mêmes études. Elle livre son témoignage aux lycéens avant de s’attarder sur son lien avec Vincent et sur son importance. Nadia explique qu’à l’origine, c’était Jean-François, son mari, qui témoignait dans les classes. Elle raconte qu’il « aimait parler aux jeunes, s’intéressait à la transmission et à la mémoire » et que, dans cette optique, il avait accepté de rencontrer Vincent et d’être filmé pour son reportage. Malheureusement, Jean-François, malade, décède en février 2021, plusieurs mois avant l’ouverture du procès. Nadia décide alors de continuer de parler, de raconter et d’être filmée, comme si elle « reprenait le flambeau ».

L’image du flambeau est rapidement utilisée par David, ravi de découvrir la classe de Spécialité Audiovisuel, étant lui-même photographe. Ex-otage au Bataclan, David explique s’être senti utilisé à la fois comme bouclier humain par les terroristes mais aussi comme outil visuel par la presse. Effectivement, filmé à son insu alors qu’il se cache des terroristes en se suspendant à une fenêtre, David ressent après les attentats l’envie de se « réapproprier [son] histoire », de devenir narrateur de son récit, qu’il partage avec les élèves du Parc Impérial pour qu’eux-mêmes deviennent les garants de cette mémoire. Pour lui, les élèves auront eux aussi ce fameux flambeau en main et le transmettront à leur tour.

Nadia et David sont, disent-ils, des « passeurs de mémoire vivants » et Vincent a su immortaliser leurs témoignages. Pour lui, l’objectif principal à la réalisation de ces deux documentaires était de « raconter, raconter l’organisation – ou plutôt la désorganisation – des secours, la gestion chaotique de la situation mais aussi la mobilisation des magistrats, le travail judiciaire et surtout la parole des victimes ». Vincent insiste sur la nécessité de l’échange et de l’écoute : face à lui des élèves qui travailleront dans les métiers de l’audiovisuel et qui devront apprendre à retranscrire le plus précisément possible la réalité.

 

 

De l’interview à l’amitié

Plusieurs élèves s’interrogent sur les émotions à transmettre lors d’un documentaire et sur la difficulté d’aider les témoins à se livrer. Vincent rappelle que la difficulté majeure est de contenir l’émotion pour ne pas tomber dans le sensationnalisme. Il ajoute dans un second temps qu’un documentaire repose principalement sur la confiance entre le filmeur et les filmés. Nadia et David profitent de ce commentaire pour remercier Vincent pour sa patience et son écoute. Les élèves les questionnent alors sur le rapport particulier entre le filmeur et les filmés : quelle distance instaurer, quelle amitié possible ? Vincent admet qu’il a « brisé la barrière entre le documentariste et son sujet » et avoue qu’il s’est longtemps interrogé sur l’aspect déontologique de la relation qu’il nouait avec les victimes. Pourtant, il confie, souriant à Nadia et David, qu’il a rapidement accepté de se laisser « embarquer humainement » par cette relation. Unis à la fois par le procès et le devoir de mémoire, le filmeur et les filmés sont finalement devenus chacun des personnages dans la vie des autres.

 

 

Merci

Aux témoins Nadia Mondeguer, David Fritz Goeppinger et Vinent Nouzille

Aux élèves la Première Spé Audiovisuel du Lycée le Parc Impérial de Nice

À leur professeur M. Toutlouyan

À nos partenaires, la ville de Nice et la Caf 06

   

 

 

 

 

 

Par Apolline Trajber, étudiante en Master à l’ISIT et stagiaire à l’AfVT

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