Quand autrui vient nous blesser dans notre chair, de la manière la plus effroyable qui soit, quoi de plus normal que ressentir un besoin de vengeance à assouvir ? Cette étape de la reconstruction de soi, Amine et Bruno Poncet l’ont traversé non sans peine. Aujourd’hui « victimes d’attentats à la retraite », ils ont accepté de partager leurs expériences aux élèves du Lycée professionnel Théophile Gautier dans le cadre de notre projet « Justice et vengeance ».
Mais avant d’intervenir, Chantal Anglade, professeur de Lettres mise à disposition de l’AfVT, tient à ce que les élèves réfléchissent en amont aux notions qui seront abordées lors des échanges. Michel Chambers, professeur de sûreté de la classe de Première Métiers de la Sécurité, nous a fait part de sa volonté de questionner leurs visions de la Justice et de la vengeance. Les procès pour terrorisme ayant lieu bien après les faits, les victimes n’ont parfois que trop le temps d’être rongées par une volonté de vengeance. Ce n’est qu’avec le temps que la Justice répond à certaines de leurs attentes.
La peine de mort, et pourquoi PAS ?
Lors de la préparation, une question d’élève prend le dessus des débats : « Comment juger l’auteur d’un assassinat si l’on ne peut le tuer ? ». Après tout, quoi de plus simple qu’un système judiciaire fondé sur une logique mathématique sans faille qu’est celle de la réciprocité du crime et de la peine ? Tout comme un et un font deux, pourquoi ne pas condamner à mort celui qui a tué de son libre-arbitre ?
La peine de mort étant abolie depuis plus de 40 ans, les jeunes générations n’ont pas nécessairement eu à réfléchir sur la raison de son abolition, et à ne jamais y réfléchir, on risque d’en oublier la raison. Pourtant cette raison, elle existe, et à vrai dire, les raisons sont nombreuses. Chantal prend le temps de retracer aux lycéens, le cheminement intellectuel qu’a été celui de Robert Badinter en 1981. Tout d’abord, comment peut-on se prévaloir de vouloir rendre la société meilleure quand on ne donne l’opportunité aux criminels de le devenir ? Ensuite, comment la loi pourrait-elle condamner un acte auquel elle répond par mimétisme ? Victor Hugo décrit l’absurdité d’une telle situation dans son roman-fleuve Les Misérables : « Que dit la loi ? Tu ne tueras point ! Comment le dit-elle ? En tuant ! ». Enfin, Chantal rappelle aux élèves que la peine de mort n’a pas de vertu dissuasive, mais également que si erreur de la Justice il y a, aucune réparation n’est envisageable envers un individu déjà mort.
Mohammed, élève de la classe de Première, conclut en rappelant à ses camarades que contrairement à la vengeance, la Justice respecte les droits de l’homme et du citoyen. Nous pouvons rentrer rassurés, ils ont compris.
Une rencontre bienveillante
Aléas du calendrier scolaire obligent, c’est dès le lendemain de notre préparation en classe qu’Amine et Bruno témoignent. Amine est une victime de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016. Il se trouvait sur la promenade des Anglais lorsque l’attentat a eu lieu. Bruno, lui, était au Bataclan avec un ami et son fils le soir du 13 novembre 2015. Tous deux ont connu l’horreur et viennent partager leurs expériences aux élèves.
Une fois tout le monde installé et attentif, nos deux témoins commencent leur récit. Peu à peu, les élèves plongent dans l’effroyable : les horreurs qu’ils ont vues, la peur qui les a paralysés, la vengeance qui les a consumés, et les souvenirs qui les ont traumatisés. Alors que nous étions tous comme assommés par la charge émotionnelle de leur témoignage, un élève lève immédiatement la main. Il est important de savoir que lorsque nous intervenons avec des témoins, la première question post-témoignage est particulièrement difficile. Elle peut parfois prendre de longues minutes avant de faire surface et nécessite souvent un désamorçage de la part de Chantal.
Revenons-en à cette main levée : Idrissa prend la parole et s’adresse à nos deux victimes : « Comment allez-vous maintenant ? ». Notre rôle en tant qu’intervenants auprès de l’AfVT est, avant toute chose, de rendre les futurs citoyens, plus humains face à la banalisation croissante de la violence. Et quoi de plus humain, lorsqu’une personne vient de vous livrer ses plus grandes fêlures, que de s’interroger sur son bien-être ?
Cette question posa les bases bienveillantes de l’échange entre élèves et victimes. Ces dernières n’ont aucun tabou, ce qui permet aux élèves de les interroger sur tous les sujets qui leur passent par la tête et ainsi, de mesurer l’ampleur de leurs traumatismes. Se remémorant nos débats de la veille, la participation des élèves se concentra rapidement sur la confrontation entre Justice et vengeance. Nos deux témoins, avec grande pédagogie, expliquèrent les avantages d’une Justice démocratique dont la structure repose sur la défense des accusés.
Un avocat pour les terroristes, et puis quoi encore ?
« N’avez-vous pas ressenti de la haine envers les avocats qui défendaient les accusés ? ». Ce serait compréhensible : quand autrui entre dans votre vie, vous rend infirme, vole la vie de vos proches et vous laisse des séquelles psychologiques, comment accepter qu’on puisse le défendre ? De plus, pour le cas d’un assaillant, la culpabilité s’offre sous nos yeux, alors pourquoi vouloir le défendre ? La réponse est simple : pour la vérité. L’acte terroriste en lui-même n’est bien souvent que la partie émergée de l’iceberg et les victimes ont un réel besoin de compréhension. Comment dépasser le drame qui leur est arrivé si elles n’en comprennent pas les motivations ? Pourquoi des individus, un soir de novembre, armés d’une Kalachnikov tirent-ils sur une foule qui ne demande qu’à profiter d’un concert de musique entre amis ou famille ? Pourquoi un individu prend-il le volant d’un camion le jour d’une fête nationale pour charger une foule venue assister à un feu d’artifice ?
Pour Bruno, c’est donc une chance que les accusés soient défendus : « Le fait qu’ils aient eu de bons avocats a permis la manifestation de la vérité dans beaucoup d’aspects » ; « Ça nous a permis de nous rendre compte que ces gens (les accusés) étaient surtout très idiots et qu’ils ne se rendaient pas compte de la portée de leurs actes. » Des paroles qui sensibilisent des élèves qui ont besoin d’être convaincus.
La Justice ou l’oubli ?
Amine, a passé les vingt premières années de sa vie en Algérie à l’époque de la décennie noire, une guerre civile qui opposa le gouvernement algérien à deux groupes islamistes armées. Une guerre qui débuta en réaction à l’arrêt du processus électoral par le gouvernement en place suite à la victoire au premier tour des élections législatives du Front Islamique du Salut (FIS). Ce qui faisait redouter au gouvernement la mise en place d’une république islamique.
Les lycéens, qui ont suivi attentivement la préparation, savent ô combien cette guerre fut terrible, causant la mort de plus de 100 000 algériens. Ils savent notamment que celle-ci s’est soldée par l’amnistie des combattants et l’interdiction pour la population d’évoquer cette période sombre de l’histoire algérienne.
Fort de cette expérience à l’exact opposé de la vengeance, Amine apporte donc un regard nouveau aux élèves : « Moi, je viens d’un pays ou la Justice est absente, j’ai été très impressionné par le dispositif mis en place par la Justice française pour le procès concernant l’attentat du 14 juillet 2016 à Nice. J’ai compris par la suite en lisant des bouquins que construire des grands bâtiments comme ça (Amine fait référence au Palais de Justice) permet de symboliser la grandeur des institutions de l’Etat et montre qu’il ne rigole pas avec ce genre d’histoire. » Pour Amine, qui était très jeune lors de la décennie noire, le manque de Justice a empêché la violence de quitter la société algérienne : « Comme on était gamin, on ne comprenait pas cette violence dans la société, on ne nous a pas expliqué pourquoi ces gens tuent. C’est ce manque d’explication qui a empêché la spirale de la violence de s’arrêter. »
Un élève, qui visiblement émettait encore quelques réserves quant à l’abolition de la peine de mort, questionna nos témoins sur leur ressenti personnels : « Pendant le procès, n’avez-vous pas regretté que la peine de mort ait été abolie ? » Amine, qui ne saurait inspirer autre chose que la sagesse, qui n’a pourtant pas plus de 35 ans, conclut la rencontre avec une superbe réponse : « Je viens d’un pays où il y a pire que la peine de mort : on ne juge personne, tout le monde est pardonné. En France, j’ai trouvé le bon juste-milieu. »
MERCI
Aux deux témoins, Amine et Bruno
Aux élèves de Première MS2 du lycée Théophile Gautier
À leur professeur Michel Chambers
Au proviseur Djamel Medani
À nos partenaires, la Région Île-de-France et la Caf 75
Par Titouan Le Flem, étudiant en Master à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye et stagiaire à l’AfVT