Le mardi 15 mars 2022, 92ème jour d’audience, restera une journée éprouvante dans le cadre du procès des attentats du 13 novembre.
Cette journée, consacrée au deuxième interrogatoire de l’accusé Salah Abdeslam devant la Cour d’assises spécialement composée, a été pleine de rebondissements. La raison principale de cette émotion : un accusé pour le moins insolent, peu coopératif et provocateur, infligeant aux parties civiles, venues nombreuses, un moment douloureux et des mots difficilement acceptables. « Complètement sonnée de l’audience d’aujourd’hui. De l’indécence, de l’intimidation, on a tout eu en l’espace de quelques heures (…) », tweete Catherine Bertrand, partie civile, qui quitte la salle avant la fin de l’audience.
En effet, Salah Abdeslam a été questionné sur les préparatifs des attentats, sur la période allant de fin août 2015 au 7 novembre. Plus précisément, l’interrogatoire visait à comprendre de façon plus détaillée les différents allers-retours en voiture, au nombre de cinq, entre la Belgique et l’Allemagne, la Hongrie ou l’Autriche. Ces allers-retours auraient servi à ramener des membres des commandos des attentats de Paris, arrivés de Syrie par la « route des migrants » (Syrie – Turquie – Grèce – Autriche – Allemagne – Belgique).
Selon les paroles de l’accusé, ces allers-retours visaient non pas à rapatrier des futurs terroristes, mais simplement à ramener ses « frères en Islam », qui fuyaient un pays en guerre. A cet égard, l’accusé établit un parallèle avec les juifs pendant la seconde guerre mondiale ou encore avec la guerre en Ukraine : « Vous savez, aujourd’hui il y a la guerre en Ukraine, y’en a qui vont chercher des gens à la frontière, d’autres qui veulent aller là-bas faire de l’humanitaire, d’autres qui veulent aller combattre… moi c’était pareil : je voulais aller aider mes frères en Islam car je savais qu’ils étaient en danger. »
Salah Abdeslam a reconnu avoir effectivement réalisé deux voyages sur les cinq compatibilisés par les enquêteurs, et plus particulièrement les voyages n° 2 et n°4. Ces voyages transportaient respectivement Laachraoui et Belkaid [tous les deux morts], et Hadfi et Akrouh [deux terroristes du 13 novembre]. La Cour lui rappelle toutefois qu’il lui était difficile de nier ces trajets, étant donné qu’il avait subi notamment un contrôle d’identité lors de son retour vers la Belgique transportant Laachraoui et Belkaid.
Cependant, s’agissant des autres convois qu’il conteste [les plus incriminants], l’accusé refuse de donner les noms des conducteurs et des passagers, sous-entendant que ces derniers sont à l’heure actuelle décédés : « Je ne donnerai pas de noms, même si certains ne sont plus avec nous aujourd’hui. Je suis comme ça, je ne balance pas ». Arthur Dénouveaux, Président de Life for Paris, tweete à cet instant, de façon ironique : « Mettre un gilet explosif et emmener des kamikazes, oui. Dénoncer des morts, non. Tout à fait apte à se réinsérer, c’est évident. »
Alors que le Président Jean-Louis Périès insiste pour connaître les noms des conducteurs et des passagers, l’insolence recommence : « Vous n’avez pas compris ? », lance l’accusé au Président. Quelques minutes plus tard, quand bien même le Président lui demande de ne pas s’exprimer de la sorte, Salah Abdeslam lui répond : « Ne vous sentez pas agressé Monsieur le Président ! J’ai l’impression que vous êtes susceptible ». « Si je l’étais, je le ferais noter puisqu’effectivement on est à la limite de la manière dont un accusé peut s’adresser à un Président de Cour d’assises », lui répond, patient, Jean-Louis Périès.
Mais les esprits dans la salle d’audience commencent à s’échauffer et les victimes peuvent difficilement rester impassibles face à un accusé particulièrement provocateur.
L’interrogatoire se poursuit. Le Président explique à l’accusé, qui s’agace de son insistance, qu’il est de son devoir de lui poser des questions. Si Abdeslam donne quelques détails épars sur les locations de voiture ou les trajets effectués, il dissimule globalement un grand nombre d’informations, en enchaînant les « no comment ». Lorsqu’une assesseure, Frédérique Aline, lui demande de répéter certains de ses propos, il répond : « Je ne vais pas répéter et répéter ». Il botte en touche plusieurs fois, expliquant que c’était seulement pour « soutenir ses frères en détresse », qu’il était allé les chercher, sans attendre aucune contrepartie matérielle nonobstant les virements relevés sur son compte bancaire. En outre, il affirme que pendant les 28 heures de trajet en voiture, ceux qu’il transportait n’ont pas discuté et n’ont rien raconté quant au lieu d’où ils venaient et ce qu’ils y faisaient. Cela ne convainc ni la Cour, ni le ministère public. « Si vous aviez su que ces personnes étaient de futurs terroristes, seriez-vous allé les chercher ? », lui demande une assesseure. « Je ne sais pas », répond l’accusé. Quelques réactions dans la salle, sur les bancs des parties civiles.
La tension augmente à mesure que l’audience se poursuit. Salah Abdeslam devient de plus en plus provocateur, alternant les réponses polies, les réflexions arrogantes, les petites blagues ironiques à l’égard de la Cour et du ministère public. Il semble étrangement profiter de ce moment sous le feu des projecteurs. Tout d’un coup, il se lâche et explique que « la France et son gouvernement » lui ont « bousillé la vie depuis 6 ans ». Eclats de voix dans la salle d’audience, cris « 130 morts » et applaudissements auxquels l’accusé répond de façon incompréhensible « Merci ». « Je ne vais pas rentrer là-dedans, car je crois que les parties civiles attendent d’autres réponses. », dit l’assesseure. Cela n’est pas du tout du goût des conseils de Salah Abdeslam, qui y voient une certaine forme de partialité.
Salah Abdeslam persiste dans une position victimaire de plus en plus marquée. Interrogé sur sa responsabilité quant à certains co-accusés, il rétorque que « ce n’est pas de [sa faute] s’ils sont ici, mais celle des imbéciles qui les ont amenés ici », enchaînant « vous avez mis des innocents en prison, vous avez préféré détruire des vies ». « Quel cirque, la défense joue les victimes depuis 6 mois. La place victimaire était pourtant déjà bien encombrée à ce procès, il aurait fallu trouver une discipline collective plus intelligente. », tweete avec amertume Arthur Dénouveaux.
La parole vient alors aux avocats des parties civiles, qui peinent à masquer leur indignation face à ces provocations. A Maître Topaloff, qui lui pose une question, il demande « Vous avez accouché ? ». Le Président se fâche et exige une plus grande politesse dans les débats. Maître Ronen, avocate de Salah Abdeslam, se lève pour défendre son client. Un échange musclé s’ensuit entre Maître Topaloff et Maître Ronen. La tension est de plus en plus palpable.
« Vous comprenez que pour des victimes, ça soit difficile. On n’avance pas, on n’apprend pas grand-chose. Les morts sont morts, c’est fait. On ne peut pas faire mieux ? », s’indigne Maître Josserand-Schmidt, avocate de l’AfVT. « Moi je ne peux pas, répond l’accusé. Ce sont des réponses que je n’ai pas. (…) J’ai juste été embarqué. J’ai choisi mon camp. Ça ne serait pas arrivé si la France n’était pas intervenue dans la coalition ». Toutefois, lorsqu’elle l’interroge sur son frère Brahim Abdeslam, l’accusé répond « Vous êtes celle qui me laisse sans voix », non sans rappeler ce qui s’était passé lors de son première interrogatoire avec les questions de la même avocate. Maître Chemla enchaîne : « Vous avez compris pourquoi les victimes vous ont applaudi ? Vous pouvez comprendre que quand vous vous présentez en victime, les gens qui sont vraiment victimes trouvent que c’est une indécence insupportable ? ». L’accusé rétorque : « C’est vous qui êtes insupportable ! ».
A cet instant, les avocats d’Abdeslam essaient de prendre la parole, mais leur micro est volontairement coupé par la Cour. Ce n’est pas à leur tour de poser des questions. Maître Vettes regrette de ne pas avoir lui-même la police de l’audience. « Vous n’avez qu’à changer de métier », lui rétorque le Président. Applaudissements dans la salle du côté des parties civiles. Plusieurs avocats de la Défense, outrés, se lèvent. Face à ces débordements, le Président annonce une suspension d’audience. A la reprise, Maître Vettes et Maître Ronen s’expriment, fustigeant les applaudissements des parties civiles et la réaction trop tardive du Président, et annoncent qu’après concertation, les avocats de la Défense ont décidé de quitter leurs bancs pour faire respecter la dignité des débats. Sans attendre une quelconque réponse de la Cour, ils se lèvent et partent. « Ce n’est pas un débat » indique Maître Vettes. Pour Arthur Dénouveaux, c’est un « effet de manche indécent pour faire oublier la nullité de leurs lignes de défense et l’insolence de leurs clients ». Le Président se retrouve alors contraint de déclarer l’audience suspendue : « Elle reprendra demain, j’espère dans le calme, à 12h30 ».
Ainsi, se termine cette journée d’audience électrique, beaucoup plus tôt que prévu puisque devait suivre l’interrogatoire de l’accusé Mohamed Amri. Une audience malheureusement peu satisfaisante pour l’ensemble des parties, et plus particulièrement pour les parties civiles qui ressortent marquées par les mots de l’accusé. Catherine Bertrand résume son sentiment en un tweet : « Beaucoup de colère encore avec cette audience éprouvante. Le comportement des avocats de la défense est incompréhensible. Et ce qui est aussi incroyable, ce sont les applaudissements, certes cyniques, mais on n’est pas à un spectacle là. Moi je me lève, et je me casse. » Georges Salines, de son côté, conclut : « Unpopular opinion : Salah Abdeslam est un bien sinistre individu, mais en réagissant à ses provocations, certains lui ont donné ce qu’il cherchait, et le président a, lui aussi, involontairement donné à la défense un bâton qu’elle a saisi. »