La question du si
Contexte pédagogique
Avec les élèves de Terminale qui suivent la spécialité Humanités, Littérature et Philosophie, nous nous sommes emparés de l’une des thématiques au programme, « L’Humanité en question » : l’un des chapitres de cet enseignement s’intitule « Histoire et violence ».
Voici quelques éléments du programme, à propos de l’époque contemporaine : il y est question « soumettre à un nouvel examen critique l’ancienne confiance « humaniste » en un progrès continu de la civilisation (…) Pour dire ou tenter de dire les différentes formes de violence, mais aussi pour les soumettre au jugement, la littérature a ses pouvoirs propres, que ce soit sous la forme du témoignage, avec l’effort d’objectivation qu’il implique, ou dans des œuvres d’engagement et de dénonciation qui prétendent agir sur le cours de l’histoire. Mais la littérature dispose d’un autre pouvoir encore, celui d’exprimer dans l’écriture la réalité de la violence jusque dans sa dimension d’inhumanité ».
C’est dans cette optique que les élèves ont étudié deux chapitres du Lambeau de Philippe Lançon, le chapitre intitulé L’attentat et le chapitre intitulé L’Anémone : les descriptions écrites par Philippe Lançon du 7 janvier 2015 et de son état psychique durant les mois qu’il passe à l’hôpital font naître des questions sur l’inhumanité et sur l’humanité.
Contexte national
La violence de l’actualité plane lourdement sur la rencontre entre les élèves et les témoins, dans ce projet justement intitulé Voir, écrire, lire, dire la violence, qui a eu lieu le 17 novembre 2020, un mois après l’assassinat de notre collègue Samuel Paty.
Nous lui dédions alors la rencontre comme nous lui dédions aujourd’hui cet article.
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ÉCRIRE
En quoi Philippe Lançon il en droit de nous infliger une lecture si âpre et douloureuse ? En quoi les professeurs sont-ils en droit de l’infliger à leur tour aux élèves ? Parce que Philippe Lançon a vécu une réalité plus âpre et plus douloureuse, parce qu’il est écrivain et qu’il a choisi d’en rendre compte par l’écriture. Parce que cette réalité n’est pas seulement intime et nous donne à connaître une face du monde dans lequel nous vivons et qui nous concerne tous.
Ces récits de Philippe Lançon, les lycéens les ont confrontés au récit que Miche Catalano a fait, le 16 septembre dernier, à la barre du procès des attentats de janvier 2015 : ainsi il est apparu très clairement que Philippe Lançon avait entendu les rafales des armes et n’avait vu des assassins que deux jambes noires, tandis que Michel Catalano les a regardés dans les yeux, a longuement parlé avec eux, a soigné la blessure de l’un des deux.
Les récits écrit pour Philippe, oral pour Michel ont un point commun : ils décrivent l’angoisse et les cauchemars qui les étreignent, par la vision de l’anémone de mer qui se déploie et l’engloutit pour Philippe, par la métaphore de la « boule au ventre » pour Michel.
Enfin, les élèves ont découvert Arnaud Lançon sur Twitter et ont été sensibles à ses photographies de ciels : ils voient en lui un rêveur, un poète tant par les photos que par la concision de ses tweets. Ils savent aussi qu’il est dans Le Lambeau la figure à la fois de l’autre (le frère) et du même (le jumeau).
En un rapide atelier d’écriture, les élèves ont écrit et voici quelques textes :
Texte de Zack et Marion
Consigne : par deux construisez un dialogue où l’un décrit son immobilité et l’autre ses mouvements incessants.
Philippe Lançon : Lors de l’attaque, j’étais immobile, je ne pouvais plus bouger, tout mon corps était comme aplati au sol par une force inconnue
Michel Catalano : Moi c’était différent, je ne pouvais rester immobile, l’attente de leur prochain mouvement était oppressante, je ne savais que faire.
Philippe Lançon : Cette oppression, je l’ai connue aussi, à ce moment, mon esprit m’a subitement rappelé des jeux d’enfance et j’ai décidé alors dans une sorte de panique que ceci pourrait me sauver.
Michel Catalano : La peur m’a créé une boule au ventre, que j’ai encore à ce jour, et qui à chaque fois que je m’arrêtais, poussait mon corps et mon âme à ne pas rester en place.
Philippe Lançon : Eh ! bien ! nous avons deux points communs : l’attente du prochain mouvement des terroristes et la pression de ce mouvement. J’attendais qu’on me tue, qu’on m’achève
Consigne : Seul, écrivez le récit Arnaud. Développez la métaphore de ce qu’il ressent (l’équivalent de l’anémone pour Philippe Lançon et de la boule au ventre pour Michel Catalano).
Texte de Sidonie
Un message. Un simple message et voilà ma vie chamboulée. En quelques mots, tout bascule. Sans en avoir tout de suite conscience, différentes émotions ont commencé à me submerger et à se multiplier en moi. Telle une valse à mille temps, toutes se sont misent à se déplacer et se mélanger dans mon esprit d’abord doucement comme un danseur entrant sur scène, puis de plus en plus rapidement. C’est un tourbillon qui s’enflamme, m’empêchant de réfléchir clairement, sans savoir comment le contrôler ni sur quelle émotion me concentrer. Toutes dansent, les unes avec les autres, les unes contre les autres. La colère contre la peur, la tristesse avec la tension. Une valse qui parait sans fin. La musique de mon cœur accélère et donne le rythme aux émotions. Mon cœur devient l’orchestre de cette valse infinie.
Mais au bout d’un temps qui me parait être une éternité, la danse s’arrête. En un instant, la musique s’arrête. Mon cœur retrouve un pouls régulier, la valse des émotions se figent. Aussi rapidement qu’elle est arrivée, la danse de mon esprit prend fin.
A peine quelques mètres, j’aperçois mon frère. En vie. Toutes les autres émotions disparaissent. Mon grand frère est en vie, la valse à mille temps prend fin.
Texte de Maxime
Mon téléphone vibra, m’annonçant froidement l’arrivée d’un message. Je le saisis. L’allumai. Et le monde disparut. J’étais seul face à cette lumière démoniaque. Je tentais désespérément de détourner le regard, mais mes yeux semblaient asservis par cette sombre lueur. Je perdis toute notion de temps, une éternité sembla s’écouler alors que je contemplais avec horreur les quelques mots que contenait le message. Je le relus, encore et encore, espérant à chaque fois qu’il m’accorderait de quoi douter. Rien qu’un peu. Mais rien à faire, les mots restèrent froids et inchangés : « Il y a eu un attentat. Ton frère est gravement blessé, il est à l’hôpital. »
Je me mis à prier. En descendant les escaliers de mon bâtiment, je priais. Quand je courais en direction de l’hôpital, je priais. À bout de souffle, je priais. Maudissant le ciel de l’avoir mis dans cette situation, le remerciant de l’en avoir sorti. Je priais et priais. Lorsque je sentis mon allure baisser, je m’arrêtais de prier, et j’accélérais. La route devant moi semblait, au fur et à mesure que je frayais mon chemin, s’étendre infiniment dans cette nuit glaciale de janvier. Il faisait froid. Le vent, me giflait, me gelait, semblait tout faire pour ralentir ma course. Mais je ne pouvais pas m’arrêter. Je m’interdisais de reprendre ma respiration.
Lorsque j’arrivai enfin à l’hôpital, une peur insupportable m’envahit au point que je crus en mourir. On me conduisit jusqu’à sa chambre. Et, lorsque je le vis, mon cœur s’arrêta. Son visage, couvert de bandages, revenait de l’enfer. À nouveau, le monde redevint invisible. Me laissant seul dans le bruit du silence. Me laissant seul dans l’attente incessante d’un espoir chuchoté, où d’une tragédie insensée. Alors que je voyais nos vies défiler devant mes yeux, il ouvrit les siens.
Il est vivant.
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TEMOIGNER
Témoignage d’Arnaud LANÇON
Merci pour vos textes, c’était très beau.
Évidemment, on ne peut pas parler ici sans penser à Samuel PATY, ni au récent anniversaire du 13 novembre 2015.
Je suis le frère de Philippe LANÇON, qui a eu la mâchoire arrachée par une balle reçue. Il en a eu d’autres mais à la limite, elles sont anecdotiques.
Il a enchainé les opérations, on était sur un rythme d’une opération tous les trois jours sous anesthésie générale.
Pourquoi le livre s’appelle-t-il « Le lambeau » ? C’est le nom de l’opération bien particulière. On enlève une partie de l’os de la mâchoire, on va prendre l’os du péroné pour le remplacer. On prend des bandes de peau sur la cuisse qu’on va recoller, recoudre pour remettre de la peau et re-pigmenter.
Je ne suis pas une victime directe, je suis ce qu’on appelle « une victime par ricochet ». Mais je suis une victime, comme le sont les pères, les mères, les frères, les sœurs d’une victime d’un attentat.
Il y a une espèce de gémellité qui s’est créée.
On est le matin du 7 janvier, Philippe boit son café et vient l’heure de partir. Il travaille dans deux journaux, à Charlie Hebdo et sinon chez Libération, il est critique littéraire, de théâtre. Il ne va pas toujours aux conférences de rédaction de Charlie, il hésite. « Comme c’était la première conférence de l’année, je serai content de revoir les uns et les autres ». Il prend cette décision, qui va changer sa vie. Et c’est quand même un point important.
Il y en avait des dessinateurs qui devaient être là et qui n’ont pas été là. Il y en avait un, le dessinateur LUZ, qui est arrivé en retard à la conférence de rédaction car il avait fêté son anniversaire la veille.
Et il y avait un agent de maintenance. Frédéric BOISSEAU. On a peu parlé de lui. Les frères KOUACHI l’ont croisé quand il rentrait dans l’immeuble et, personne ne sait pourquoi, ils l’ont tué.
La conférence se déroule. A 11h28, deux hommes cagoulés, lourdement armés, arrivent dans les locaux, ils tuent ; ils seront restés 1 minute 49 secondes dans ces locaux. 1mute 49, qui a changé leur vie.
Le terrorisme, c’est une forme de guerre. Il frappe souvent un pays en guerre, c’est notre cas. Je ne sais plus qui d’entre vous évoque dans son texte une irréalité, c’est exactement ça. Moi, de même que notre mère, je l’ai appris par un appel de la dessinatrice Coco, qui travaille encore dans le journal,
Je suis en réunion, je vois la photo de mon frère s’afficher sur mon téléphone, il m’appelle. Bon, ce n’est pas un événement marquant. Quand je suis sorti de réunion, j’écoute le message qu’on m’a laissé « Bonjour je suis Coco, je travaille avec votre frère à Charlie Hebdo, il vient d’y avoir un massacre, il est défiguré. » Je venais de rencontrer le terrorisme, ou le terrorisme venait de me rencontrer.
Et puis on attend des nouvelles, à minuit, je me rends à l’hôpital de la Salpêtrière. Je réussis à rentrer, j’ai vu mon frère sur son lit d’hôpital : « et j’ai regardé mon frère, moi l’aîné, comme je ne l’avais jamais regardé. Comme il était mince ! Et étrangement blafard… Il avait maigri et pâli en si peu de temps ? Que faisait-il là ? Tout seul ? Depuis quand ne l’avais-je vu ? Quelques jours à peine … Maintenant, les lumières de cet endroit inconnu avaient déteint sur lui. On avait repeint mon frère aux couleurs de ma nouvelle vie et on l’avait rajeuni du même coup, du cœur même de la fatigue et de l’angoisse, rajeuni et affermi dans la mission qu’il acceptait et entamait. Cette mission allait faire de lui mon jumeau et mon directeur de cabinet pratique, administratif, social, intime, pendant plusieurs mois. J’ai déplacé ma main vers la sienne avec une double exigence de consolation : je devais le consoler et il devait me consoler, l’un n’allait pas sans l’autre, il n’y aurait pas de consolation à sens unique », Le Lambeau, p.114.
En un instant, par les balles des terroristes, la vie de mon frère avait basculé dans la salle de rédaction de Charlie. Et quelque part, ma vie également. Pendant longtemps, Philippe ne pouvait pas communiquer, il avait un ordinateur mais il était très fatigué. Donc j’ai géré cette situation, des choses administratives, des choses tout bêtes comme annuler un billet d’avion. Il fallait organiser les visites, beaucoup de gens voulaient venir le voir, il fallait organiser tout ça : c’était une mission qui m’est tombée dessus. Je suis allé voir Philippe quasiment tous les jours.
Alors il y a des jours où je me sentais inutile. On arrive dans le temps long de l’hôpital, tout est long. Mais la présence peut parfois se suffire à elle-même. Une fois, aux Invalides, on était dans la chambre. Philippe travaillait, je travaillais, il y avait de la musique. Si vous lisez le livre, vous verrez que la musique, c’est quelque chose d’important pour lui. Quand il attendait sur son brancard, il avait toujours un livre planqué sous son drap pour attendre, parfois pendant une heure.
J’étais son jumeau, on prenait des décisions ensemble. On avait deux têtes et j’avais mes jambes pour le faire après.
Les effets d’un attentat, ils sont concentriques. Je n’ai pas fait ça tout seul. Il y a eu des amis de Philippe qui sont intervenus. On était cinq à l’hôpital, on avait le droit de dormir et certains ont mis leur vie de famille entre parenthèses pour être là. C’était beau.
Puis on rencontre la chirurgienne, Chloé, un personnage du livre. Elle nous dira que la reconstruction de la mâchoire prendra entre 12-18 mois. Il repartira en opération le 11 janvier, jour de l’immense manifestation à Paris.
Pour terminer, si vous lisez Le Lambeau, il n’y a pas une once de haine, car la haine n’est pas ce que ressent Philippe. Ce n’est pas note vision. Les terroristes, ils surgissent de tous les terreaux extrémistes. Il ne faut pas amalgamer. Je pense que combattre ces amalgames, combattre cette violence, c’est important
Je voulais finir en vous disant que les dessinateurs avaient comme armes des crayons, des feuilles de papier. Et ils ont été abattus, et ça ne rime à rien.
Témoignage de Michel CATALANO
Je voudrais déjà dire que, à chaque fois que je témoigne, c’est comme une première fois
Donc déjà, voici qui je suis : un fils d’immigrés italiens. Une vie difficile au début, ma mère rêvait de vivre dans les HLM, nous on vivait dans les taudis qu’il y a en face.
Je suis devenu imprimeur et à côté, je suis entraineur de hockey sur gazon. J’entrainais dans des cités. J’étais hyperactif, je bougeais beaucoup, je me levais très tôt et je me couchais tard. Un hyperactif qui adorait faire plein de choses pour dévorer la vie.
Le 7 janvier, j’étais dans la voiture. C’est une date importante car le 7 janvier, c’était l’anniversaire de mon père et le mien. J’écoute la radio et j’entends la nouvelle de l’attentat de Charlie Hebdo, et je suis effondré. C’est vraiment à travers la radio que j’ai les premiers récits et ils font appel à l’imagination.
Le soir du 7 janvier 2015, mon fils me montre la vidéo de l’assassinat d’Ahmed MERABET. Je lui dis « efface-moi ça tout de suite, tu ne te rends pas compte, cet homme a une famille ».
Je dors très mal après ça, je me réveille en retard le matin, je pars sans mon portable. Et un chef d’entreprise sans son téléphone, c’est compliqué. Mon graphiste arrive, on discute. Un commercial doit venir ce matin.
On sonne à la porte, je me dis « tiens ! il doit être à l’heure ». On ouvre la porte. J’entends un clic. Alors vous savez, moi ce jour-là, je me souviens de tout, les bruits, les odeurs, tout. Je vous le raconte, je l’ai raconté dix ou cent fois, et chaque fois je me souviens de tout.
J’entends le clic, et personne ne vient. Donc je vais vers ma baie vitrée pour regarder. Je vois quelqu’un qui s’approche de mon commercial, qui arrive en voiture, il se penche et je reconnais un lance-roquette. Une demie seconde, je me dis « ce sont les gendarmes ». Car on n’y croit pas, je ne veux pas voir, mais je sais pourtant que ce sont eux.
Je me retourne dans mon collaborateur, je le lui dis et il voit quelque chose dans mes yeux, une peur. Mais pas n’importe quelle peur, la peur de mourir. Si vous ne l’avez jamais vue, vous ne savez pas ce que c’est.
Je ne savais pas quoi faire, je ne suis qu’imprimeur. Je lui ai dit « cache toi ». Je ne sais pas, peut-être parce que je le considérais comme mon fils, je suis chef d’entreprise, je sais ce que c’est une responsabilité. Et je vais vers eux, comme si j’allais mourir.
Donc je vais vers eux, 16 pas. Je sais exactement combien car je les ai comptés. J’ai cru qu’ils allaient tirer une rafale, mais ils me parlent.
Là, ils me parlent, je rentre dans un espace de monde, une bulle. Ils me parlent, je réponds, je réfléchis à ce que je vais faire.
Ils me disent d’appeler la gendarmerie. On me demande s’ils sont beaucoup, il me fait un signe de main pour signifier « beaucoup ». Moi je ne voulais pas dire beaucoup, j’ai dit « plusieurs ».
Je leur ai proposé de prendre le café, pour les éloigner encore plus de là où était caché mon employé.
Ils voient des pin-up sur un kakémono, car dans le cadre de mon activité, j’imprime des pin-up comme sur les vieilles jeeps et les avions de la Seconde Guerre Mondiale. Et l’un me dit « pourquoi vous avez ça ? C’est péché. »
Et l’un m’a demandé « vous êtes juif ? ». Et là je l’ai regardé dans les yeux, car quand on regarde dans les yeux, on peut savoir ce que va faire la personne. J’ai dit « je suis français d’origine italienne ». Et j’ai senti qu’il avait compris que j’étais catholique.
Puis les policiers sont arrivés, ils sont devenus très excités. Moi, je me suis réfugié dans mon bureau. Il y a eu des échanges de coups de feu donc ça m’a projeté dans une réalité immédiate, j’étais dans la violence pure. Ils re-rentrent et ils me cherchent, « Monsieur, vous êtes où ? Vous êtes où ? ». Je suis sorti de ma cachette car je me suis dit « ils vont trouver mon employé et ils vont le tuer ». Je suis sorti et j’ai dit « Ne vous inquiétez pas, ne vous inquiétez pas, je suis là ». C’est pourtant moi qui devais m’inquiéter, mais je les rassurais…
L’un était blessé, je l’ai soigné. A plusieurs reprises, ils m’ont demandé si j’étais tout seul, c’était un moment difficile. Ils m’ont demandé à nouveau « mais vous êtes vraiment tout seul ?! ». J’avais peur qu’ils voient une goutte de sueur sur mon front, qui suinte, et qu’ils comprennent que je leur mentais.
Quand le commercial est arrivé, comme ils m’avaient dit « on tue pas les femmes, on tue pas les enfants », je leur ai dit « il a une femme, des enfants, laissez-le partir ». Ils ont dit « on va faire ça ».
Après les avoir soignés, j’ai demandé à partir. Je leur ai demandé trois fois alors que je les soignais. Au bout de la troisième fois, ils m’ont dit « vous pouvez partir ».
Je suis sorti, les mains sur la tête, les forces de l’ordre m’ont fait deux sommations pour que je me couche. J’ai bien indiqué aux gendarmes et aux membres du GIGN que mon collaborateur était là.
Et après, c’est une autre sorte d’angoisse, le fait de savoir mon collaborateur à l’intérieur. Pendant cinq heures, c’était très difficile. J’ai pris un téléphone pour appeler ma femme, je lui ai dit « je suis sorti, il y a encore X. Surtout ne le dis à personne, même pas aux enfants » et elle m’a dit « mais ils en parlent sur toutes les chaines ». Et là, j’étais très inquiet car heureusement ils n’avaient pas la radio mais j’ai su au procès, qu’ils ont essayé de se connecter à ma tablette pour aller sur BFM TV.
Et puis il y a eu l’assaut. C’était horrible. Des explosions, moi je ne pensais qu’à X. J’ai pu reprendre mon souffle quand j’ai entendu « terminé ! victime sauvée ».
Puis je suis allé faire ma déposition. Je n’ai pu voir ma femme et mes enfants que vers 2-3 h du matin. Et ensuite, comme le disait Arnaud, c’était une autre vie qui commence. Ma fille de 19 ans a été ramenée couchée dans une voiture, avec des policiers et quatre psychologues, un gilet par balle et on lui a dit : « votre père est en danger de mort ». Donc voilà, à 19 ans…
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Questions des élèves
Zack : Est-ce que la question de si vous aviez pu faire ceci ou faire cela vous hante ? Est-ce que ça vous empêche de dormir ?
Arnaud : Le « si », qui m’a hanté, je n’en ai pas parlé. Mais, c’est la trajectoire de la balle. Je suis allé avec Philippe dans la salle de conférence, quelques mois après. Et le « si », ça a été cette balle. S’il avait été moins touché et s’il n’avait pas fait le mort, on l’aurait tué. Et aussi, la trajectoire de la balle. On s’est dit « comment on va le retrouver ? ». La trajectoire sur le cerveau ? Vous savez quelqu’un de défiguré… Mais quand je suis allé en salle de réveil, on s’est regardé et tout de suite j’ai compris.
Et avec « si », on se pose plein de questions. Il aurait pu ne pas y aller. Moi je ne savais pas qu’il y allait car il n’y allait pas souvent. Et quand il a eu la grosse opération, celle du lambeau, c’était en février et je ne suis pas allé le voir en salle de réveil. Et on se dit « tiens j’aurai dû aller le voir ». Il y a aussi le procès, Philippe n’y est pas allé, car il a beaucoup écrit. Moi j’ai failli y aller, je n’y suis pas allé. Je me suis dit : « s’il avait été mort, j’y serai allé ». Alors voilà, le « si » peut être très différent.
Michel : Alors moi, c’est différent car je n’ai pas été blessé. C’est dans mes cauchemars que je me dis « et s’ils avaient trouvé mon collaborateur » etc… Mais il n’y a pas le « et si je m’étais pas levé ce matin ». Car j’y suis toujours, tous les matins, je suis toujours le premier.
Charline Avenel, Rectrice de l’académie de Versailles : Avec notre équipe, on a énormément accompagné Samuel PATY. On l’a appelé, on lui a signalé la vidéo qui tournait sur lui. Et on se dit « et si on avait fait ça », est-ce qu’on aurait pu faire ça ? Il n’y a pas de réponse rationnelle. En fait, il n’y a pas de rationalité dans l’acte terroriste.
Faten : est-ce que le « vous » qui était avant cet attentat vous manque ?
Arnaud : C’est une super question. Est-ce que le « moi » que j’étais avant me manque ? Non. Pendant très longtemps, pendant 6-8 mois, je ne suis pas allé voir de psy, je suis allé voir personne. Et quand on me demandait « ça va ? », la question importante était « comment va Philippe ? ». Moi, ça a été accessoire.
Avant ça, je n’avais pas eu d’accidents violents de la vie. Et là, ça a été extrêmement violent et j’ai eu une mission. Et c’est beau d’avoir une mission. Et une fois ce que tout cela est passé, les petits problèmes de la vie reviennent.
J’ai demandé à l’un de mes fils, le grand : « qu’est-ce que tu retiens de ça ? ». Il m’a dit : « ce jour-là, j’ai compris que la mort existait, qu’il n’y avait pas d’immortalité. »
Michel : C’est vraiment une super question. Dès le début, c’est ce que je voulais redevenir : le même. Le premier combat était de sortir de mon lit. Même de sortir de ma maison, les journalistes étaient tout autour.
Très vite, je me suis rendu compte que ce n’était pas possible. Je regrettais ma vie d’avant et j’ai commencé à reprendre le chemin de ma vie et je me suis aperçu que finalement c’est ça la vie. Et donc j’ai commencé à cultiver le côté positif de la chose. Quand j’allais témoigner dans les prisons, les écoles, je me suis rendu compte que ça m’aidait. Je me suis rendu compte aussi des vraies valeurs. Je devais gérer mon entreprise, mes employés. Mais ce n’est rien par rapport à la mort.
Les plaisirs de la vie sont importants : je dormais à l’étage à l’époque et j’avais du mal à me lever, on était le weekend. Mes enfants et ma femme étaient en bas, pour le petit-déjeuner… Et là je suis arrivé, j’ai vu mon fils, ma femme et ma fille et un rayon de soleil, et j’ai pleuré. Je me suis rendu compte de la beauté de la vie.
Donc ces émotions-là d’hyper-positivité, je les ai découvertes.
Vous vous rendez bien compte qu’aujourd’hui, vieillir c’est un vrai bonheur pour moi. J’ai vu mon fils avoir ses enfants, il vient d’être papa de jumeaux. Je ne regrette pas ce passage car c’est ainsi que je vis les choses aujourd’hui. Mon père est parti en 2015, le 29 octobre. Il avait un cancer. Et quand je suis allé le voir à l’hôpital, il m’a dit « le plus beau cadeau que tu m’as fait, c’est de pas être mort avant moi. »
C’est ça la beauté de la vie : profiter des moments beaux parce qu’on a eu des moments difficiles. Donc je ne regrette pas ma vie d’avant.
Inès : Est-ce que vous avez éprouvé de la haine ? Sûrement oui ?
Michel : Je modère tes propos, tu m’as dit « sûrement oui ». Je te dis surement non. La colère oui, mais la haine non. Jamais la haine. Pourquoi ? Parce que la haine, ça engendre la haine, ça engendre ce qu’on est en train de vivre.
En fait, pour moi c’est ce qu’il faut combattre. Cette haine qu’on a en nous, et qui rejette l’autre. La grandeur de l’âme, c’est de pouvoir se dire « oui j’ai vécu ça » et dire « je te pardonne ». Même si je n’en suis pas encore arrivé là.
C’est un chemin de vie, car sinon on se détruit nous.
Arnaud : On n’a pas laissé de la place à la haine. Je reviens sur les six premiers mois. Il semblerait pourtant que le 9 janvier j’ai prononcé une phrase qui ne me ressemble pas : « ils ont tué ces salauds ». Car les frères KOUACHI venaient d’être tués à l’imprimerie. Et je n’ai plus jamais eu de tels propos.
Pour moi ce sont des fous. Et il faut être très clair : ce sont des fous furieux. Mais quel que soit leur religion, leur origine, leur milieu, il y a des fous furieux partout.
Michel : Vous avez remarqué, je ne donne jamais leurs noms. Et je fais ce choix aussi pour mon collaborateur car c’est sa volonté, il ne veut plus qu’on parle de lui, il veut qu’on l’oublie. Et eux, je n’en parle pas, j’ai toujours dit « le grand, le petit ». Car je ne veux pas leur apporter de publicité. C’est important pour moi.
Là on a une image : les victimes, elles, ont été condamnées sans procès. En France, on a cette chance. Les auteurs, si on les avait capturés, ils auraient eu des avocats et un procès. Les victimes n’ont pas ça.
Moi, je viens du 9-3, donc toute ma jeunesse, j’aurais pu les avoir comme copains. J’ai été traumatisé de voir comment ces gens-là, leur seul et unique but c’est de tuer.
Les gens qui ont cette haine, c’est à eux que ça fait le plus de mal car cette haine ne sera jamais assouvie.
Arnaud : Globalement, les frères KOUACHI j’aurais préféré qu’ils soient arrêtés, jugés. On a de la chance d’avoir une justice, un système judiciaire et nos valeurs, ce n’est pas de tuer des gens.
Michel : Nos valeurs, vous les connaissez, c’est notre République. Toutes les valeurs françaises sont importantes. C’est pour ça que c’est important de discuter avec vous.
Merci
À nos deux témoins,
À tous les élèves de la spécialité Humanité, Littérature et Philosophie
À Clotilde Benoît, leur professeure de Littérature
À Milène Tournier, professeure documentaliste
À Charline Avenel, rectrice de l’académie de Versailles
À Valérie Ficara, Proviseure
À Fanny Velasco pour sa prise de notes
À nos partenaires