Penser et vivre l’engagement, retours sur expériences avec les élèves élus du CVC et du CVL de la cité scolaire Claude Bernard à Paris
De la sixième à la classe préparatoire, les élus des Conseils de la Vie Collégienne (CVC) et de la Vie Lycéenne (CVL) de la cité scolaire Claude Bernard ont pensé mais aussi vécu l’engagement auprès des victimes du terrorisme.
Raviver la Flamme du Soldat inconnu en hommage aux victimes du terrorisme
Le soir du 13 novembre 2019, la circulation s’arrête pour laisser passer le cortège qui défile vers l’Arc de Triomphe. Les élèves de la cité scolaire Claude Bernard, élus du Conseil de Vie Collégienne (CVC) et du Conseil de Vie Lycéenne (CVL), marchent au rythme du cérémonial portant des roses blanches et une gerbe. Ils rejoignent la tombe du Soldat inconnu pour participer à la cérémonie du ravivage de la Flamme en hommage aux victimes du terrorisme à la demande de l’Association française des Victimes du Terrorisme. Le moment est solennel, les élèves découvrent cette cérémonie immuable depuis 1923. Tous sont impressionnés par le décor extraordinaire, très touchés aussi. Jade est très émue par ce geste de déposer des fleurs, Saïd a des frissons en entendant la Marseillaise, Mattéo trouve tellement important d’échanger avec les gens, de voir des victimes, que l’on se serre tous les mains… Mamanding dit avoir eu un sentiment d’appartenance.
Pour eux, c’est important aussi parce que l’on n’oublie pas ce qui s’est passé le 13 novembre 2015, ni toutes les autres victimes du terrorisme. Victoire et Antonin découvrent l’engagement de l’AfVT et le juge essentiel. C’est bien d’engagement dont il est question avec eux. Car ce sont des élèves qui ont choisi chacun de s’engager un peu plus dans la vie de leur établissement. Ils sont tous des représentants de leurs pairs, élus au Conseil de Vie Collégienne et au Conseil de délégués pour la Vie Lycéenne pour participer à la vie de l’établissement et être force de proposition. L’École est un lieu d’apprentissage et d’éducation à la citoyenneté. Un lieu de transmission des valeurs de la République, où l’on apprend les règles de la vie démocratique et l’importance de s’engager auprès des autres. Mais s’engager pour quoi, pour qui ? C’est la réflexion qu’ils mènent. Elle s’intègre dans leur parcours citoyen.
Ce soir-là, ils font aussi la connaissance de Hugues d’Amécourt et d’Antoine Casubolo Ferro qu’ils retrouveront un mois plus tard pour échanger. Les élèves souhaitent connaître leur ressenti. Hugues est ému, c’est un symbole important : « quel sacrifice de donner sa vie pour son pays » ! Antoine dit combien leur présence, à eux la jeune génération, est très importante, « ce n’est pas du passé, on prolonge l’histoire ».
Les élèves de la Cité Scolaire attendent de traverser la Place de l’Étoile
« Notre engagement représente des valeurs »
Le décor est différent, ce 2 décembre. C’est celui de la grande salle Julien Gracq de la cité scolaire Claude Bernard. Ils sont tous là de la sixième à la classe préparatoire, rejoints par quelques adultes qui les ont accompagnés le 13 novembre et les trois Conseillers Principaux d’Éducation. Ils discutent ensemble de ce qu’est l’engagement : de l’engagement que symbolise cette cérémonie du ravivage de la Flamme du Soldat inconnu, de celui de l’association française des Victimes du Terrorisme.
Et eux ? Comment définissent-ils ce mot ? Que représentent-ils pour eux ? Pour le définir, ils écrivent sur des post-it de couleurs qu’ils vont coller sur un tableau en s’interrogeant : Et moi, pour qui ? pour quoi ? comment je m’engagerai ? Chacun se lève, colle, repart, revient… Le tableau se colore, puis l’on met en commun. Émilien résume ainsi leurs échanges : « l’engagement cela doit venir de soi. C’est s’investir dans une cause qui nous touche, c’est aider les autres. Notre engagement représente des valeurs. Nous, on aime bien la liberté, l’égalité et la fraternité. La fraternité, nous touche parce que c’est aider les autres et agir dans le respect de l’autre. Pour nous, on peut tous s’engager. ». Petits et grands réfléchissent ensemble aussi à ce qu’ils pourraient mettre en place concrètement à Claude Bernard : sensibiliser les élèves au tri et notamment du papier dans les classes, mettre en place une semaine de l’écologie, lutter contre le harcèlement à l’école, organiser à l’échelle de l’établissement des collectes pour venir en aide aux plus démunis… Les deux conseils travaillent ensemble et font vivre pleinement la cité scolaire.
« Ça a tortillé mon ADN, mon rapport à la vie, à l’humanité »
Le 9 décembre, journée de la laïcité à l’École, ils retrouvent Hugues d’Amécourt et Antoine Casubolo Ferro. Tous deux sont engagés auprès de l’AfVT, l’un est victime du terrorisme, l’autre non. Qu’est-ce qui a conduit chacun à s’engager aux côtés des victimes du terrorisme ?
Hugues d’Amécourt commence « Comment définir l’engagement ? C’est très personnel, cela doit venir de soi ». Il raconte alors comment, lui, peut le vivre et ce qui l’a conduit à s’engager : l’attentat dont il a été victime à Bombay le 26 novembre 2008. Ce soir-là, il est au Taj Mahal, un magnifique hôtel où il est installé en tant que jeune expatrié, et est au téléphone avec sa femme. Ils se sont mariés deux mois plus tôt. C’est Diwali, la fête des pétards et des lumières. Mais en voyant le serveur s’effondré mort dans son assiette, Hugues comprend qu’il est sous le feu des grenades et des tirs de kalachnikovs. « Vous changez de dimension. Vous passez dans un monde que vous ne voulez pas connaître ». Hugues raconte l’adrénaline qui le fait agir, l’attente, caché avec d’autres dans la bagage room jusqu’au lendemain 11h, les décisions qu’il prend pour se sauver « mais aussi des actes profitables pour sauver des vies ». Il est en contact toute la nuit avec son cousin ambassadeur de France à Kaboul qui informe par son biais la cellule de crise au Quai d’Orsay à Paris. « C’est mon histoire, ma vie, mon vécu, mon engagement et ce qui va motiver beaucoup de décisions […] Ça a tortillé mon ADN, mon rapport à la vie, à l’humanité ».
Il évoque ensuite les années qui suivent à Mumbai (Bombay) puis son retour à Paris en 2010 Après l’euphorie de s’être senti un héros, puis la culpabilité d’être vivant, de ne pas avoir sauvé plus de gens, vient une longue période de latence, où il agit mécaniquement. Il pense que cela va, mais ce n’est pas le cas. « J’ai senti que le sens de ma vie n’était plus le même. Avant 2008, j’étais très tourné vers moi, mes plaisirs matérialistes. ». Hugues évoque la loterie de la vie « la vie est d’une fragilité absolue ! », combien il est important de dire à quelqu’un « je t’aime », de prendre des décisions, de dire oui ou non, de dire ce que l’on pense en accord avec ses principes, avec ce que l’on est.
« C’est notre devoir de partager, d’écouter »
Mais Bombay, le rattrape en 2015. Les attentats de Janvier , celui du Thalys puis du 13 novembre ont une résonnance terrible, absolue pour lui : ce qu’il a vécu arrive en France. Hugues évoque ces moments où il va très mal et se fait aider. « Aujourd’hui, cela va très bien. Si je me reconstruis, il faut que cela ait un sens ». Il accepte être victime mais il n’aime pas ce mot. C’est un statut juridique pour lui. Il se voit comme un témoin, un passeur, un partageur : « c’est notre devoir de partager, d’écouter ». Et combien c’est important pour lui d’être là avec les élèves. « C’est pour vous et aussi pour nous. C’est votre regard, votre compassion. On échange ».
« Je me sens concerné par ces gens qui sont morts pour ce pays, un pays où on nous donne une chance. »
Antoine Casubolo à 8 mois dans les bras de son père, rue Vilin Paris XVIIIème
C’est au tour d’Antoine Casubolo Ferro : « moi je n’ai pas été victime d’un attentat, je n’ai été victime de rien, mais je me sens concerné ». En tant qu’avocat, il plaide pour l’AfVT et défend des victimes du terrorisme. Pour lui c’est comme une famille. Il l’explique « toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. ». Antoine raconte sa naissance en Tunisie, ses origines siciliennes, la venue de sa famille en France quand il a 8 mois : « je suis arrivé dans les bras de mon père ». Il parle de son amour pour l’histoire et notamment celle de la France « même si elle a fait des choses pas belles ». « Je me sens concerné par ces gens qui sont morts pour ce pays, un pays où on nous donne une chance. ». Il évoque les enlèvements et assassinats d’Antoine de Léocour et de Vincent Delory au Niger le 7 janvier 2011, les réponses que les familles n’obtiennent pas sur la mort de leurs fils. « Quand il y a un attentat terroriste, je suis visé aussi. ». C’est pour cela qu’il donne tout ce qu’il peut donner pour défendre les victimes et leurs familles.
« C’est insupportable l’injustice ! »
L’engagement d’Antoine interpelle les élèves. Saïd lui demande pourquoi, alors qu’il n’est pas touché par des attentats, il y est sensible. Antoine évoque les valeurs et les principes de la République en cette journée de la laïcité à l’École : la laïcité, l’égalité entre les hommes et les femmes, tout ce qui pour lui est important : « Taper sur la France, c’est taper sur ses valeurs ». Il rappelle que le terrorisme touche encore plus les pays d’Afrique et du Moyen Orient. Le terrorisme, c’est de l’injustice et « c’est insupportable l’injustice » ! Il ne saurait l’expliquer mais depuis qu’il est enfant il a toujours détesté l’injustice : celle banale de sa petite sœur punie à tort, ou celle immense des juifs arrêtés et déportés pendant la Seconde Guerre mondiale raconte-t-il.
« Il y a des barrières qu’il faut enjamber. Il faut penser à soi, à être soi, au bonheur d’être soi, d’être en vie. »
Nafy demande à Antoine de leur parler de son parcours, de ses mille vies. Il revient sur son enfance à la Courneuve, le lycée à Aubervilliers, l’école normale d’instituteurs, ses études d’Histoire, son entrée à Sciences Po, son départ aux États-Unis pour enseigner quelques années au lycée Français, son retour en France où il exerce le métier de journaliste. Il a 50 ans, quand il échange avec maître Francis Chouraqui et lui fait part de son seul regret : ne pas être devenu avocat. « Et alors, tu n’es pas mort ! » lui répond celui-ci. Il reprend alors des études de droit et prête serment trois ans et demi plus tard. C’est un rêve d’enfant qu’il ne pensait être pour lui comme lui dit un jour un de ces professeurs, même pour ses parents : il fallait avoir le bac, après c’était l’usine. Antoine insiste auprès de ces jeunes élèves qui rêvent et se construisent : « Il y a des barrières qu’il faut enjamber. Il faut penser à soi, à être soi, au bonheur d’être soi, d’être en vie. ».
« Qu’est-ce que cela m’a apporté ? C’est ce qui m’a permis d’être ce que je suis »
L’engagement de Hugues est lié à l’attentat et à tout ce qu’il a entraîné pour lui. Rania s’inquiète de savoir comment il se sentait au moment où il a vu les terroristes : était-il triste ? Hugues lui répond que l’on pas le temps d’avoir des sentiments et que l’on pense à sauver sa vie. Il a vu deux types de réactions : certains sont tétanisés, statufiés, d’autres comme lui ont une réaction de survie, ressentent une force, une énergie de vie.
Saïd lui demande si le regard des autres a changé sur lui depuis les attentats de 2015. Avant 2015, à l’exception d’un de ses amis, pilote de chasse en Afghanistan, personne ne comprenait. Depuis, beaucoup lui ont dit, que s’ils avaient su, ils auraient agi autrement. « Là, on est dans le partage. Une personne qui n’a pas vécu cela, ne peut pas comprendre, ce n’est pas grave. Il ne faut pas juger ». C’est tout cela qui pousse Hugues à s’engager pour les victimes du terrorisme. Ashley-Ann lui demande s’il regrette cette expérience. « J’aurais bien aimé ne pas la vivre. Qu’est-ce que cela m’a apporté ? C’est ce qui m’a permis d’être ce que je suis ».
Antoine ajoute au sujet des victimes « elles sont à un endroit où on ne peut les rejoindre, mais là où on est, on peut les aider ». En tant qu’avocat, il explique combien le procès est essentiel pour les victimes de terrorisme. Il évoque à nouveau les parents d’Antoine de Léocour et de Vincent Delory mais aussi les parents de Cécile Vannier et les autres familles des enfants victimes de l’attentat du Caire en 2009. « Cela ne les ramènera pas. Cela donnera un sens à leur souffrance. », « j’ai la hargne et la haine pour que l’on juge ces gens [les terroristes] pour montrer que leur action ne sert à rien » ajoute-t-il. Saïd se tourne alors vers Hugues : « sur les terroristes qui ont attaqué la ville, vous avez dit que 9 avaient été tués et un jugé et pendu. Cela ne vous pose pas de problème qu’ils n’aient pas tous eu un procès ? ». « Pas de haine, pas de colère, cela ne fait pas avancer » lui répond-il.
« C’est du pur bonheur de partage et d’humanité ».
Ce qui fait avancer Hugues, ce sont, parmi ses nombreux engagements, ses actions avec l’association. « C’est du pur bonheur de partage et d’humanité ». Les rencontres, les échanges avec d’autres victimes et le partage, notamment dans un groupe à l’hôpital militaire de Percy à Clamart où il partage son expérience du syndrome de stress post-traumatique avec d’autres touchés depuis moins longtemps que lui. Pour lui, c’est un moyen d’utiliser, de transformer cette énergie du côté de la vie qui est si précieuse. Hugues évoque avec les élèves la résilience et leur explique : « vous connaissez Star Wars ? Et bien c’est comme la force. Vous êtes Dark Vador et la question est de savoir de quel côté de la force vous allez basculer et comment vous allez l’utiliser ? ».
Quelques pensées d’élèves à l’issue de la rencontre
C’est le moment de se séparer. Saïd du haut de ses quatorze ans se lève et prend la parole au nom de tous ses camarades « Vous êtes deux braves bonhommes, deux grands hommes. On a eu deux histoires super touchantes. Ils nous ont eus ! On a été touchés, on est rentrés dans leurs histoires. Dans cette rencontre, on a tous ressenti un lien. » : celui du partage et de la transmission qui conduit à s’engager.
Nous dédions cet article à Etienne et Conception, parents d’Antoine Casubolo Ferro.
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MERCI
À nos deux témoins, Jedi Hugues d’Amécourt et Maître Antoine Casubolo Ferro.
Aux élèves du CVC et CVL de la cité scolaire Claude Bernard pour leur enthousiasme et leur engagement
Aux trois CPE de la cité scolaire : Jessica Bouchier, Catherine Perrin et Serge Boyé
À Madame Talaï, mère d’élèves et Marie Dupuis, AESH qui ont participé au projet
À Madame Ferry-Grand, Proviseure ; Madame Lorenzo, Proviseure-adjointe et Madame Sentuc, Principale-adjointe
À Felha Hachemi, Assistante d’Éducation
À Djamila Aït-Houali, professeure documentaliste
À Ella Kellian, photographe
À l’association la Flamme sous l’Arc de Triomphe, Flamme de la Nation
À François Durand
À notre partenaire
Crédits photos : Ella Kelian et Felha Hachemi.