Contexte pédagogique :
La devise du lycée professionnel du bâtiment Vauban est « Construire ensemble pour se construire » ; construire, se construire malgré « ça » ont été les thèmes que nous avons abordés avec une Seconde et une classe de deuxième année de BTS, ici à Nice, qui vit avec l’attentat du 14 juillet 2016.
Nous avons mené avec les lycéens deux séances d’atelier d’écriture.
Comment peut-on vivre avec ça ?
Vivre avec ça est une aiguille qui vous pique très fort quand elle passe. Comment vivre ? Comment faire ? telle est la question, écrit Edouard.
La vie c’est l’adaptation, mais peut-on s’adapter au mal ?
En tant que niçois et amoureux de ma ville natale, le 14 juillet fut terriblement douloureux
On croit toujours que le mal frappe ailleurs jusqu’à ce que ça arrive chez nous,
explique Thomas P.
Vivre avec ça c’est déjà continuer de vivre, propose Haykel. Continuer notre vie, pas comme avant mais comme celle d’après, précise Kalvin.
Comment font-ils pour vivre avec ça ?
On change le verbe « vivre » par le verbe « survivre », on ajoute le verbe « aimer » : Survivre car vivre c’est aimer et comment aimer après ça ? s’interroge Mathieu.
On réfléchit à ce qu’est l’Humanité :
Je pense que les proches des personnes disparues garderont à jamais une entaille dans leur cœur
Car ces morts résultent d’une injustice et proviennent de la main d’autres humains,
écrit Thomas H.
Carolina Mondino et Khaled Saadi construisent avec les lycéens un dialogue
Le Mercredi 16 Janvier 2019, un matin d’hiver sur la côte méditerranéenne, les deux classes reçoivent deux victimes d’attentats :
Khaled Saadi, était à La Belle Equipe le 13 Novembre 2015. Ses deux sœurs, Halima et Hoda, y sont tuées.
Carolina Mondino, a été grièvement blessée le 14 Juillet 2016 sur la promenade des anglais de Nice. Sa meilleure amie Jacqueline décède à ses côtés ce jour-là.
CAROLINA MONDINO : Pourquoi suis-je encore vivante ?
« Par amour, je me suis installée à Nice » sont les premiers mots de Carolina Mondino, qui montre combien elle est attachée à cette ville du Sud de la France. Elle ne s’attarde pas sur le moment de l’attentat, elle parle du camion blanc qui la projette contre un palmier… le blanc, sa couleur préférée qu’elle ne supporte plus.
C’est l’après-attentat qu’elle va partager ensuite : « Jacqueline est venue me chercher à l’hôpital le matin. Le soir-même, je suis entrée dans un autre hôpital.
J’avais la sensation de vivre avec une moitié de mon corps.
Comprendre ma situation physique, c’est très dur. Mais comprendre la situation de barbarie, c’est encore plus difficile. La question du POURQUOI? revient sans cesse. RIEN ne justifie le meurtre. » Carolina rappelle que dans cet attentat il y a eu 400 blessés graves, 19 nationalités. Elle explique que toute la ville était complètement désorientée. Elle explique aussi qu’il n’est « pas facile de parler de soi. Il n’est pas facile de parler de quelque chose de très douloureux. Mais si j’ai décidé de venir vous parler, c’est pour que vous preniez conscience de votre liberté. Vous êtes des élèves bâtisseurs, alors bâtissez votre avenir. (…) Moi j’ai été épargnée, mon amie non. Pourquoi moi je suis vivante et pourquoi pas elle ? ».
Elle conclut : « Le destin, la vie se mesurent à très peu de choses. La vie est très importante. Lorsque deux chemins distincts se proposent à vous, ne vous trompez pas !
Choisir son chemin, bâtir son destin, c’est entre vos mains. »
KHALED SAADI : Mes sœurs étaient l’exemple de la famille.
Khaled était serveur dans le restaurant La Belle Equipe. Le soir du 13 Novembre, ses deux sœurs, Halima et Hoda, et des amis s’étaient réunis pour fêter l’anniversaire de l’une d’elles, dans la joie de vivre et le partage. Au moment de l’attaque, le premier réflexe de Khaled a été de sortir pour aller vers ses sœurs, au secours de ses sœurs.
Khaled parle de ce que c’est d’être musulman dans le monde d’aujourd’hui, et surtout depuis ces événements : « je viens de Dordogne, où les usines ont fermé les unes après les autres. Il y a beaucoup d’immigration. Il était difficile pour moi de trouver un stage, et alors je me sentais comme hors de la société. Cela a été pour moi une chance d’arriver à Paris, qui est si multiculturel et si tolérant, de pouvoir y bâtir mon avenir et ne pas rester dans mon coin.
Il y a eu l’attaque à Charlie Hebdo. « Ils » ont tenté de nous mettre dans la tête des doutes à cause des caricatures : à 15 ans, dans ma province, j’aurais pu céder à ces doutes, mais à 30 ans, je n’en ai absolument plus.
Même s’il y a du noir, il y a toujours de la lumière. A Paris, j’ai aimé la France. »
Carolina ajoute : « Moi aussi j’étais étudiante. Dans mon pays (elle est originaire d’Argentine), les aides n’existent pas, et pour des raisons financières j’ai arrêté les études. A 18 ans, le Recteur de la faculté a essayé de me convaincre de reprendre les études. J’ai bien réussi.
Quand on a la volonté de bâtir, il n’est jamais trop tard. »
En effet, à 63 ans, Carolina obtient son brevet professionnel de fleuriste. Il n’est donc jamais trop tard.
La parole lycéenne se dévoile
Dans une ambiance calme et détendue, sans tabou, les élèves ont pu poser leurs questions aux deux victimes :
- Avez-vous un sentiment de haine ?
Khaled : Je n’ai jamais eu de haine. Si j’avais mis de la haine dans mon cœur, je serais devenu noir. Je souffrais déjà assez. J’ai une maman et un enfant, je n’ai pas le temps pour la haine.
Carolina : Au premier instant, le sentiment de haine est tout à fait raisonnable. C’est un sentiment très fort de choses inexplicables. L’histoire de l’Humanité est faite de larmes et de sang. Mais, petit à petit, tu te rends compte que la haine est inutile
Puis, Carolina se pose elle-même une question : « Pourquoi tuent-ils au nom de Dieu ? Dieu c’est la création. Dieu est le même pour tous. »
- Question de Virginie Cipre, professeure, à Carolina : Avez-vous imaginé déménager ?
Carolina : Non, j’aime Nice. Je vais passer des heures avec un livre sur un banc de la Promenade.
- A Khaled : As-tu repris ton travail à Paris ?
Khaled : J’ai eu besoin de partir pendant six mois en Tunisie, avec mes tantes qui me chouchoutaient.
J’ai essayé de reprendre le travail mais j’ai développé une hypervigilance, c’est-à-dire que je regarde toujours comment je peux fuir d’un endroit, dans un restaurant ou dans le métro. Je n’ai pas pu reprendre la restauration. J’ai repris puis arrêté. Puis, après un bilan de compétences qui a confirmé que j’étais fait pour cela, je me suis devenu auto-entrepreneur. Je travaille maintenant avec un traiteur pour des événements. Je suis donc toujours dans le milieu de la restauration, mais dans un lieu sécurisé.
- D’où vous vient cette force ?
Carolina : J’ai été veuve à 28 ans avec 3 enfants. Ce drame et mes enfants ont été une force qui m’a accompagnée. J’ai maintenant 71 ans, et je me tiens devant vous.
Khaled : Mes deux sœurs m’ont donné de la force. C’est en parlant avec les amis, la famille que je peux continuer. Mes sœurs étaient les exemples de la famille.
- Puis un élève pose la question de la culpabilité ressentie par Carolina vis-à-vis du décès de sa meilleure amie :
Carolina : On était amies depuis très longtemps. Elle est venue pour moi à Nice. Elle est morte à cause de moi. Pourquoi elle et pas moi ? On voudrait être mort. Je suis convaincue de la destinée.
Elève : Alors ce n’est pas à cause de vous.
Carolina : Tu comprends ça seulement après. J’ai appris qu’elle était morte six jours après. Je suis devenue folle. Les médecins ne pouvaient pas me retenir. Il fallait que j’affronte sa famille. Je garde ses petits-fils. On s’appelle, sa fille et moi, on se voit presque tous les jours. La présence de Jacqueline est permanente.
Khaled : Je n’ai pas de culpabilité. J’ai accompagné mes sœurs dans la mort. J’ai fait tout ce que je pouvais pour elles. Mes parents sont apaisés parce que j’étais présent auprès d’elles.
- Comment se passe la reconstruction ?
Khaled : Au-travers du projet Phoenix. Grâce à la thérapie de groupe. Avec ma maman au téléphone. Avec la foi. Si ma sœur qui fêtait son anniversaire avait survécu, elle n’aurait pas supporté la mort de nos amis.
Carolina : Après Phoenix, j’ai commencé à m’ouvrir au monde.
Virginie Cipre demande si Carolina se sent victime de guerre. A cette question, Carolina répond qu’elle se sent « victime de la folie d’un être humain ».
Khaled explique ce que c’est d’être pupille de la Nation, et met en avant la notion d’accompagnement.
- Est-il possible de pardonner à ces gens ?
Khaled : Ces gens n’existent même pas dans ma tête, ce ne sont pas des êtres humains. Si tu commences à les excuser (…) Pardonner serait cautionner le pardon, c’est accepter quelque chose que toi tu ne ferais pas.
Carolina : On pardonne, mais on n’oublie pas. La colère revient à chaque fois qu’un nouvel événement se produit. On pardonne l’ignorance, car ils n’ont rien compris. Ils n’ont pas de capacité de raison.
Lire l’excellent article de Jean Chichizola, rédacteur en chef adjoint du Figaro, dont voici la conclusion :
MERCI
A nos deux témoins
Aux élèves de Seconde TB et aux étudiants de STS2
A leurs professeures Virginie Cipre et Christine Riquier
A Philippe Vallée, Proviseur
A Jean Chichizola
A notre partenaire