Contexte :
Le lycée Leonard de Vinci de Levallois n’est pas un lycée comme les autres, puisqu’une trentaine d’adolescents victimes de l’attentat perpétré au Caire le 22 février 2009 y ont été élèves entre 2009 et 2013. C’est le cas de Mélanie, une lycéenne qui aurait aimé être comme les autres, comme d’Ada, Quentin, Malou, Walid, Valentine, Paul, Johanna, Medhi, Camille, Lamia, Virgile, Anatole, Guillaume, Rissala, Aliénor, …
Les élèves d’une classe de Seconde et d’une classe de 1ère ES du Lycée Léonard de Vinci sont préalablement allés à la représentation de la pièce Géhenne : au cours du débat qui suit la représentation, Ismaël Saidi, l’auteur, metteur en scène et comédien a affirmé : « je n’ai rien inventé, l’éternel recommencement est déjà dans la mythologie » et nous avons par la suite, en classe avec les élèves, abordé ces fondements culturels antiques, avec les tourments de deux criminels mythiques, Prométhée (ci-contre, son supplice, par Gioacchino Assereto, 1649) et Tantale.
Le récit de Philippe Lançon, Le Lambeau, leur a été présenté – trop brièvement, mais quelques questions ont été abordées : celles de la fraternité, de la gémellité, du corps, de la déchirure et du silence, de la reconstruction.
Le jeudi 21 mars 2019, Simon Fieschi, responsable des réseaux sociaux à Charlie Hebdo, est avec nous : vient-il écouter Mélanie Berthouloux-Dizin et Arnaud Lançon, frère de Philippe Lançon, pour décider ensuite s’il témoignera un jour à son tour ? Non, il parlera le jour même.
Parce qu’il s’agit décidemment de fraternité : Mélanie et Cécile sont « des sœurs de cœur », Arnaud et Philippe des « jumeaux », Philippe et Simon « des frères de sang ».
Reste à savoir comment ces trois-là ont surmonté leurs tourments et « gagné une joie profonde » (Simon Fieschi).
Nous leur demandons : « Je est-il désormais un autre ? »
« Avant l’attentat, tout était parfait »
Mélanie Berthouloux-Dizin qui éprouve la nécessité de revenir dans son lycée dix ans après, évoque le jour de l’attentat :
En février 2009, Mélanie était élève de Terminale au Lycée Léonard de Vinci. Comment imaginer que partir en colonie de vacances en Egypte avec sa meilleure amie Cécile pouvait changer sa vie aussi brutalement ?
C’était le 22 février.
L’avant-dernier jour…
Le souk…
La boutique de souvenirs…
Un souffle…
… Les cris.
Transportée dans un taxi avec Cécile dans un hôpital du Caire, Mélanie verra Cécile pour la dernière fois ce jour-là sur un brancard.
« J’ai surtout été blessée moralement. Le plus compliqué a été le décès de ma meilleure amie. »
Après deux opérations de la mâchoire, le plus difficile fut de se reconstruire moralement. Pendant deux mois, Mélanie ne voulait ni voir personne, ni sortir. Elle obtient son baccalauréat et décide de commencer une école d’infirmière, mais l’envie lui manque et décide d’arrêter ses études. S’ensuit deux ans sans travailler avec un suivi psychologique. C’est en tant que secrétaire au sein de l’auto-école où elle passe son permis qu’elle renouera le lien social.
Après ce témoignage d’une ancienne élève du lycée Léonard de Vinci, les élèves d’aujourd’hui de ce même lycée posent des questions à Mélanie, qui leur répond sans détour :
Est-ce que vous repartirez au Caire ? Est-ce que vous laisserez votre fille partir au Caire ?
Mélanie Dizin : « Je serais capable d’y retourner quand ma fille sera plus grande. (…) Si elle veut partir en colonie, il n’y aura pas de soucis, mais je préfère éviter l’Égypte. Puis, je me renseignerai sur l’actualité du pays. »
Est-ce que vous regrettez d’être partie en Égypte ?
M.B-D : « Non, car je crois qu’il y a un destin à tout. Je ne regrette pas parce qu’avant l’attentat, tout était parfait. J’ai eu la chance de la voir en dernier. »
Vous sentez-vous en sécurité ? Est-ce que tu es déjà allée assister à un spectacle ou un événement après l’attentat ? Tu as encore peur de l’inconnu ?
M.B-D : « Je regarde toujours où je vais quand je suis dans un endroit public. (…)
J’ai pris l’avion une fois par défi mais je pleurais et une petite fille se moquait de moi. J’ai peur des cinémas, des cafés que je ne connais pas et je regarde à gauche et à droite, je cherche les issues de secours. »
Quelle a été la réaction des parents de Cécile ? Êtes-vous en contact avec eux ?
M.B-D : « Le papa a été en colère. La maman était plus dans la tristesse. (…) Ce sont devenus le parrain et la marraine de ma fille Mia. »
Arnaud Lançon témoigne ensuite. Il se lève, Le Lambeau dans les mains, livre écrit par son frère Philippe Lançon, blessé et survivant de l’attentat de Charlie Hebdo du 7 Janvier 2015. Dans ce récit, son frère raconte la soirée et les heures matinales qui précèdent l’attentat, il décrit ce qu’il voit, entend et sent de l’attentat, puis longuement, lentement les neufs premiers mois de sa douloureuse et captivante reconstruction. Tout au long de son témoignage, Arnaud va lire des extraits du livre, comme si Philippe était à ses côtés.
« C’est une attaque faite par des fous. »
Arnaud Lançon commence par se présenter :
« Je suis marié, père de deux garçons de 10 et 12 ans. Contrairement à Mélanie, je n’ai pas été victime directe d’un attentat.(…) Cet attentat a bouleversé notre vie, bien moins que celle des victimes directes, mais bien plus que celle de ceux qui n’ont pas été touchés, ni de près, ni de loin.
Depuis le 7 janvier 2015, chaque jour, d’une façon ou d’une autre, je repense à cet attentat. »
Arnaud a voulu intervenir auprès des élèves pour témoigner de ce qu’est le terrorisme et les souffrances qu’il engendre parce qu’il souhaite les combattre. Il espère que les interventions dans les lycées suscitent l’envie des élèves de les combattre à leur tour.
Avec le soutien des paroles écrites de son frère, il raconte cette journée du 7 janvier 2015, avant l’attentat :
« Philippe est chez lui. Il écoute la radio. Il lit le journal. Il fait sa gym, boit un café. Comme chaque matin. C’est un matin ordinaire. » Philippe travaillait dans deux journaux, Charlie Hebdo et Libération. Ce matin-là il a hésité entre assister à la première conférence de l’année à Charlie Hebdo ou écrire directement son article sur La Nuit des Rois pour Libération. C’est arrivé à hauteur du Monoprix où il s’arrêtait acheter un yaourt à boire, qu’il a choisi d’aller d’abord à Charlie. « Philippe ne s’est décidé qu’au tout dernier moment de se rendre dans les locaux de Charlie Hebdo. Une décision qui a changé sa vie. »
« La vie elle-même semble parfois hésiter. Pour Philippe, elle a décidé qu’il allait être victime. »
Arrive l’instant difficile où il faut parler du moment de l’attaque :
« La première personne tuée fut l’agent de maintenance, c’était sa première journée de travail. Ils tuent onze personnes, en blessent quatre autres dont Philippe et Simon.
Coco la dessinatrice me laisse un message sur mon répondeur. Ce n’est que 45 minutes après l’attaque que je l’ai écouté. J’ai cru que c’était une blague. Et puis, très vite, je me suis rendu à l’évidence. Le terrorisme, si proche et si lointain à la fois, venait de faire irruption dans ma vie.»
Puis Arnaud lit un extrait du livre de son frère, dans lequel il se souvient de l’exclamation d’un pompier, « ça, c’est blessure de guerre ! » : « le mot a explosé puis résonné comme un écho intime et cependant étranger, un écho provoqué par une histoire qui m’envahissait sans m’appartenir. J’étais victime de guerre entre Bastille et République (…) à quelques mètres de ma bicyclette accrochée à un panneau. »
« Le terrorisme, c’est une guerre qui s’invite dans un pays en paix, une folie qui frappe aveuglement. »
Puis on entre avec lui à l’hôpital où son frère Philippe est admis, il dévoile leur vie depuis l’attentat et le combat pour se reconstruire :
Pour les proches de victimes, lorsque l’attentat vient de se produire, l’unique question qui se pose est « comment va-t-il ? ». Les heures paraissent des années. Ils sont obligés d’aller à la pêche aux informations. Ils entendent des termes comme « pronostic vital engagé », puis au bout de quelques heures, « pronostic vital réservé ». Une immense confusion s’installe. Et ce flou ajoute de l’angoisse à une angoisse déjà si forte. « Au milieu de la nuit, j’ai enfin pu aller le voir en salle de réveil. Je devais le consoler et il devait me consoler. Nos parents n’étaient pas encore là. Je lui ai servi de secrétaire car nous ne pouvions communiquer que par écrit. Au bout de quelques jours, le jeu consistait à deviner ce qu’il était en train d’écrire. Je devais gérer les relations entre mon frère et le reste du monde. » Quand Arnaud est entré dans la chambre d’hôpital, Philippe a regardé son frère comme jamais auparavant : P 114 : « J’ai relevé les yeux, et, à ma gauche, au-dessus de moi, est apparu le visage de mon frère Arnaud. J’ai alors et pour la première fois senti qu’il m’était arrivé quelque chose de grave (…) Comme il était mince ! Et étrangement blafard (…) on avait repeint mon frère aux couleurs de ma nouvelle vie et on l’avait rajeuni du même coup, du cœur même de la fatigue et de l’angoisse, rajeuni et affermi dans la mission qu’il acceptait et entamait.
Cette mission allait faire de lui mon jumeau (…)
J’ai pensé que chacun de nous n’avait qu’un frère, l’autre, et cherché ce que pourrait être sa vie sans la mienne, et, le regardant fixement, ma vie sans la sienne ».
Arnaud avoue qu’il n’est pas évident d’entrer dans une chambre d’hôpital après une journée de travail, de trouver des sujets de conversation. Lors de ses visites, il se sentait parfois inutile. Mais il explique qu’il vaut parfois mieux se taire. La présence peut se suffire à elle-même. Il se souvient des lapins qui gambadaient sur les pelouses des Invalides, de la musique jazz ou classique, choisie suivant leurs humeurs. « On dit souvent que la musique adoucit les mœurs. Ce qui est sûr, c’est qu’elle apaise les blessures. La lecture aussi peut aider à la reconstruction. »
Il conclut en annonçant qu’il est fier d’avoir aidé son frère, que cette expérience a été forte et importante. Ce combat, il ne l’a pas vécu seul. La reconstruction physique de Philippe va être encore très longue. Il a subi déjà vingt opérations et ce n’est pas terminé.
Très à l’écoute des deux victimes qui le précédent, Simon Fieschi commence son témoignage.
« Je ne suis plus totalement valide, j’ai perdu mon innocence, mais j’ai gagné une joie profonde : je suis heureux de vivre. »
Il parle d’abord de son travail à Charlie Hebdo. Il devait s’occuper des réseaux sociaux. « Mon travail : énerver les rageux. J’étais avec des gens qui menaient un combat. On recevait des menaces, mais c’était inimaginable que cela arrive. » Il cite une phrase du dessinateur satirique Charb : « je préfère mourir debout que vivre à genoux. »
Puis il décrit le moment de l’attaque, comme s’il avait encore des flashs de souvenirs de cet instant :
« Tout est allé très vite. Ils ont menacé Coco, ils l’ont forcé à faire le code. Ils ont tué. J’ai senti l’odeur. Ma première pensée a été : je vais avoir autre chose à faire. Je me suis évanoui et cela m’a sauvé la vie. » SIDERATION. Les secours arrivent, le réveille, il se souvient qu’il a posé des questions « est-ce que les autres vont bien ? », mais on ne lui donnait pas de réponse.
A l’hôpital, ils l’ont plongé une semaine dans le coma puis il a passé un mois en réanimation. On lui a dit la liste des décès alors qu’il était sous morphine : « je ne savais plus qui était mort. » Puis s’ensuivent neuf mois de rééducation. « Je me suis relevé contre toute espérance »
Simon souligne l’importance des gens qui nous entourent : « Choisissez bien les gens autour de vous. », puis il cite un vieil ami catholique de son père qui lui a dit « ce que tu vis, c’est une étape dans un voyage initiatique. » Ces quelques mots l’ont aidé à accepter les épreuves. Il parle aussi du rire qui peut être un remède pour surmonter les tragédies.
« Dans l’adversité, je vais essayer de faire rires les autres.
Je est-il un autre ? Évidemment ! Dans certaines traditions, les épreuves vous sont offertes ».
Dialogue
Les lycéens ont ensuite pu poser toutes les questions qu’ils souhaitaient :
Avez-vous recommencé à travailler ? Question pour Simon
Simon Fieschi : Je travaille à temps très partiel (20%) Je suis resté par loyauté et je suis attaché à la liberté d’expression : il est important de pouvoir se tromper, d’essayer. Je ne veux pas que les gens qui nous ont fait ça gagnent. Je reste donc là où les absents sont plus là que les présents au lieu d’aller, par exemple, vendre des robinets, et je suis délégué du personnel.
Vous vous êtes demandé si vous auriez pu être plus proche de votre frère Philippe, de votre amie Cécile ?
Arnaud Lançon : Nous nous sommes retrouvés comme des jumeaux. Quant au passé, on ne le refait pas le passé, mais on sait. Je n’ai qu’un regret : ne pas avoir été présent au moment de sa greffe, le 28 février.
Mélanie : Il ne faut pas avoir de regrets.
Pouvez-vous rire de ce qui est arrivé ?
Simon: Oui. Philippe et moi, on riait l’un de l’autre. Moi, je me jetais sur la nourriture et je proposais à Philippe de manger un gâteau, mais lui ne pouvait pas manger. A moi les gâteaux ! A lui les ballades ! (Simon était dans un fauteuil médicalisé). Je pense qu’on peut rire de tout. Le rire est bénéfique.
Arnaud : « Mais pas avec n’importe qui ». L’humour est une arme. Par exemple, l’humour juif dans les camps était une arme contre les nazis.
Barbara Jamin de Capua, professeure : Se battre, c’est continuer à être qui nous sommes : dessiner, s’exprimer. S’auto-censurer serait les laisser gagner. Ici, au lycée, après l’attentat à Charlie Hebdo, nous avons eu l’idée de lancer un concours de défense et illustration de la liberté d’expression. On a tapissé le hall d’entrée avec des caricatures irrévérencieuses.
Question de Nadia Guillemin, professeure : Qu’est-ce qui vous a donné envie de témoigner ?
Mélanie : J’ai commencé à intervenir dès septembre 2009. J’en avais besoin et aujourd’hui il est important pour moi de témoigner là où Cécile et moi étions élèves de Terminale.
Arnaud : Tout ce qui était lié à l’attentat était enfoui. J’ai rencontré un grand nombre de gens qui ont pu m’apporter quelque chose de positif et c’est important de le partager. On est dans un pays qui reste sous menace et un témoignage est important.
Simon : On m’a dit qu’il y avait du café. (rires) Je ne suis pas sûr que l’on puisse être un exemple. L’important est de savoir si on peut vous transmettre davantage encore la valeur de la liberté.
Nous dédions cet article à la mémoire du père des « jumeaux » Arnaud et Philippe Lançon, et remercions chaleureusement :
Nos trois témoins
Les élèves de 2nde et de 1ère ES
Leurs professeures, Nadia Guillemin et Barbara Jamin de Capua
Angélique Hanany, Proviseure adjointe
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