Le jeudi 8 novembre 2018, les élèves de Seconde inscrits à l’option Littérature et Société découvrent les visages des victimes. Celui de Soad Elkhammal, d’abord, une mère rompue aux interventions dans les établissements scolaires de part et d’autre de la Méditerranée. Celui de Hugues d’Amécourt, ensuite, qui témoigne pour la première fois devant des lycéens.
« Aujourd’hui, en ce 8 novembre 2018 c’est avec plaisir et admiration que nous vous accueillons au lycée Georges Braque d’Argenteuil » : deux élèves prononcent avec beaucoup de talent et de sobriété le discours qu’ils ont préparé en hommage aux intervenants. Ils tirent une partie de leurs qualités oratoires de leur participation à la cérémonie d’hommage national aux victimes du terrorisme, organisée le 19 septembre dans le jardin de l’Hôtel des Invalides.
Manon et Tom prononcent leur discours d’hommage aux victimes du terrorisme
TÉMOIGNAGES
Après des applaudissements nourris de l’assistance à l’endroit des deux orateurs, Soad Elkhammal commence. La fondatrice de l’Association marocaine des Victimes du Terrorisme, ancienne professeure d’histoire-géographie, lance ces premiers mots forts de sens :
« J’appartiens à l’humanité »
Soad Elkhammal : « Je suis mère et épouse. Le 16 mai 2003, il y a eu cinq attentats, dont le pire en nombre de victimes a touché le restaurant Casa de España. Je suis la victime de Casablanca la plus touchée. Quand tu perds la moitié masculine de ta famille, tu dois prendre conscience que la vie doit continuer. »
Cette « moitié masculine » est alors représentée par son mari, avocat au barreau de Casablanca, et son fils Tayib, 17 ans, qui prépare son baccalauréat. Quand Soad apprend que Marrakech est touché par une vague d’attentats, elle est à Paris avec sa fille Safaa, 14 ans, qui doit recevoir un prix d’excellence littéraire. Soad Elkhammal conclut son intervention en évoquant la personnalité des terroristes :
Soad Elkhammal : « On radicalise les jeunes et on les pousse à passer à l’acte […]. C’étaient les jeunes d’une banlieue de Casablanca, ils avaient entre 19 et 28 ans. Je suis sûre qu’au moment où ils sont passés à l’acte, ils n’étaient pas dans leur état normal. Ils ont dû avaler quelque chose qui a changé leur perception et leur a dérobé cette réalité inhumaine. »
Les élèves applaudissent ce premier témoignage empreint de sincérité. Hugues d’Amécourt témoigne ensuite. Il se lève et s’approche des élèves pour raconter les circonstances de l’attentat, survenu dans « une trajectoire de vie plutôt sympa ».
Hugues d’Amécourt : « J’ai deux garçons merveilleux, une femme fantastique. Je suis salarié dans une grande entreprise française, […] Je suis envoyé en expatriation à Bombay en novembre 2008, une magnifique ville, logé par mon entreprise au Taj Mahal Hôtel. L’endroit est magnifique, paisible. Vous êtes à table au bord de la piscine. Là, tout bascule, et dix ans après je partage avec vous ce jour cette expérience traumatique. »
« On passe d’une situation idyllique à une situation dingue »
Hugues d’AMECOURT s’arrête longuement sur la nuit de l’attentat. Il décrit ce soir de Diwali, la fête des lumières, où « la ville est joyeuse, ensorcelée de rires, avec des feux d’artifices. » En l’espace de quelques secondes, la trajectoire de vie de Hugues d’Amécourt prend un virage radical.
« On se rend compte que ce n’est pas le bruit de tout à l’heure. Il y a des terroristes armés de kalachnikovs devant vous qui tuent tout le monde. Un mécanisme incroyable s’enclenche. Le corps réagit instantanément, vous secrétez de l’adrénaline, un concentré de substances chimiques. Vous voyez mieux, vous entendez mieux, vous voyez du dessus. Votre conscience se libère. Il y a des êtres humains qui sont tétanisés, statufiés, qui ne peuvent pas bouger. Je vais rester plus de 14 heures dans cet hôtel confronté aux terroristes. Il faut courir, s’échapper. Je m’étais marié deux mois avant, j’avais ma femme au téléphone, elle entendait tout. Vers trois ou quatre heures du matin, je n’ai bientôt plus de batterie, je décide d’éteindre mon téléphone. Il y a une probabilité quasi certaine pour qu’il n’y ait pas d’autre appel. J’envoie un SMS toutes les trente minutes pour dire que je suis vivant. Au bout de 29 minutes et 42 secondes, elle devait être sur son portable, à attendre mon message. Imaginez le degré d’angoisse »
Hugues d’Amécourt évoque ensuite sa vie depuis l’attentat et les séquelles qu’il a laissé sur lui.
« Le Bataclan, c’était Bombay à 100 mètres de chez moi »
Hugues d’Amécourt : « Le FGTI a reconnu ma situation de victime, je suis pris en charge par des équipes médicales incroyables à l’Hôpital militaire de Percy Clamart. Le corps social français est au rendez-vous avec des gens admirables. Je souffre d’état de stress post-traumatique, reconnu comme maladie professionnelle […]. Aujourd’hui, je n’entre pas dans un restaurant sans vérifier comment fuir. Je suis allé au Parc des Princes, je suis parti à la mi-temps. J’ai du mal à me retrouver dans la file de l’aéroport alors que je suis amené à me déplacer souvent dans le cadre de mon travail.
Après des années de tentative à dissimuler la situation, les années suivantes furent difficiles et le traumatisme se renforce à l’occasion des attentats en Europe et à Paris. Hugues d’Amécourt : En 2010, je suis revenu en France. Je voulais avancer et démontrer ma résilience. La vague terroriste à partir de 2014 en Europe a été un révélateur horrible. Le Thalys, je le prenais tous les quinze jours pour voir un client à Amsterdam. Quelques jours avant l’attentat déjoué, je prenais le même train. J’ai réagi fortement, j’étais tétanisé dans mon lit.
Il raconte comment il a vécu la journée du 7 janvier 2015 et les attentats de Charlie Hebdo, qui l’ont paniqué. Plus tard, il y eut les attentats du 13 novembre. « Le Bataclan, c’était Bombay à 100 mètres de chez moi. » résume-t-il.
« Vous voyez un homme atteint qui veut vous dire qu’on est plus fort que ça. »
Après ce long récit traumatique, Hugues d’Amécourt se veut optimiste et positif.
Hugues d’Amécourt : « Je veux partager une grande force, une grande résilience, la force que vous avez à être vous. Les épreuves de la vie doivent nourrir votre machine à optimisme, votre machine à être encore plus humain. […] »
Comme Soad Elkhammal avant lui, Hugues d’Amécourt évoque les terroristes qu’il a vus le soir de l’attentat. « J’ai l’image du terroriste de dix-sept ou dix-huit ans, défoncé, ravagé par la drogue dans son rapport au monde, aux gens. Au-delà de la religion, de la radicalisation, le rapport à la vie ne doit pas être dénaturé. »
QUESTIONS DES ÉLÈVES
Elève : Comment vous trouvez le courage de nous en parler aujourd’hui ?
Hugues d’AMECOURT : Mes deux garçons, ma femme me donnent de l’optimisme, de la force. C’est presqu’un devoir. Certes, je suis victime. So what ? Je veux donner un message de resserrage de l’humanité, casser les divisions raciales, religieuses… Il faut créer du lien direct, arrêter les messages tout faits relayés par les réseaux sociaux : ce n’est pas la vraie vie.
« Les médias insistent sur le parcours des terroristes. La victime est toujours cachée. C’est notre rôle de parler si on en a le courage. » -Soad Elkhammal
Elève : Vous ressentez de la haine ?
Soad ELKHAMMAL : A-t-on la haine ? J’ai été suivie par un médecin. Quand j’étais fragile, j’avais une haine que je ne peux pas imaginer maintenant. J’avais la rage. Au fil des ans, avec les médicaments, la prise en charge, les relations avec les autres, le sentiment de haine s’est apaisé. Je veux oublier ceux qui ont fait ça. Je tourne la page. Mais pas la page de toute une vie. Pour moi, il n’y a plus de haine.
Chantal ANGLADE souligne que la question de la haine est primordiale. Afin d’en parler davantage, elle fait intervenir madame Christiane Lombard, victime de l’attentat de l’Argana, qui assiste à la rencontre, assise au premier rang.
Christiane LOMBARD : Avant l’attentat, on ne sait pas qu’on est heureux. Je me disais, je tue celui qui fait du mal à mon enfant. J’ai fait treize voyages au Maroc pour le procès. On est tellement terrassé par le malheur qu’on ne ressent pas de haine. La haine appelle la haine. Les familles des terroristes souffrent autant que nous : leurs fils, leurs maris sont en taule. Ils sont autant dans le malheur que nous. Je ne veux pas savoir si ces familles sont responsables. J’arrive à avoir de l’empathie pour ces familles dont on a manipulé un des membres. Ce sont des gamins perdus.
Elle souligne que les élèves ont aussi un rôle à jouer dans la lutte contre la radicalisation. « Si vous sentez qu’un copain s’isole, quelqu’un qui prend des distances avec les siens…soyez attentifs. L’humanité, c’est faire attention à ses voisins. Ce n’est pas en vivant dans le même microcosme politique, social, religieux, qu’on s’enrichit. Les cultures différentes chez nous sont l’occasion d’un partage. Faites attention aux uns et aux autres ».
Christiane Lombard face aux élèves du lycée Georges Braque
« Attention, vous êtes dans un âge où vous cherchez des idéaux » -Christiane Lombard
Hugues d’Amécourt répond à son tour à la question de haine.
Hugues d’AMECOURT : Je ne ressens pas de haine, c’est la tristesse qui prédomine. L’incompréhension. Un acte terroriste est un acte politique. C’est une image tellement noire de l’humanité que je n’ai pas envie de dépenser d’énergie négative. Ce n’est pas être bisounours que de dire ça, c’est vouloir aller vers un comportement de générosité.
Elève : Les cinq personnes qui étaient dans la bagage-room avec vous sont encore en vie ?
Hugues d’AMECOURT : Oui.
Elève : Vous leur parlez ?
Hugues d’AMECOURT : Oui. C’est un lien qui se crée à vie. Les Suisses, ça se jouait à cinq minutes, elles ne dormaient même pas dans l’hôtel, elles prenaient juste un café avant d’aller à l’aéroport. Je les vois tous les deux ou trois ans à Genève.
Elève : Pourquoi votre femme ne vous a pas fait rentrer d’Inde ?
Hugues d’AMECOURT : Ma réaction aurait été de revenir à Paris, comme si c’était une parenthèse. Mais non. Les médecins m’ont dit « il faut que votre femme vous retrouve. » car j’étais seul. « Si vous quittez le pays, il faudra gérer le traumatisme et la fuite. Affirmez votre traumatisme sur place. »
Question de Lenny (élève) : Ça vous dérange d’être considéré comme une victime, même indirecte ?
Hugues d’AMECOURT : J’ai eu du mal. Ce mot ne me convenait pas car je ressentais de l’illégitimité, un vrai mal-être sans le formaliser clairement. Je déjeunais Porte de Saint-Cloud quand j’ai appris l’attentat à Charlie Hebdo. On a eu la nouvelle à 13h30. Je me suis calfeutré. Le soir, j’ai pris conscience qu’il fallait que je consulte à nouveau. Les médecins m’ont dit « vous êtes dans un mutisme total ». Il me fallait accepter ma qualité de victime.
Soad ELKHAMMAL : Je me sens victime par rapport à ma vie d’avant. Toute une structure s’est abattue. Je ne suis pas heureuse comme avant 2003. Avant, je voyageais en famille, on faisait les fêtes en famille. Ma fille a fait ses études en France. Elle s’est installée à Paris. Je suis seule à Casablanca. Je suis victime de la situation due à cet attentat. Ma fille est victime aussi, on lui a enlevé son père et son frère. Elle a des rechutes. Elle refuse de voir des psys.
Christiane LOMBARD : Avant l’attentat on ne sait pas qu’on est heureux. Mes fils ont peur d’avoir des enfants. Il y a de la joie dans la nature, je refuse de voir des choses laides.
Elève : Comment vous avez fait votre deuil ?
Christiane LOMBARD : Le deuil, jamais.
Chantal ANGLADE : L’expression « faire son deuil », que l’on emploie et comprend dans le langage courant, n’est ni compréhensible ni supportable pour un parent endeuillé. On est face à une nouvelle vie, lorsque l’on perd un enfant. Cette nouvelle vie a un sens, lié à cette mort, il n’y aura pas de « deuil ». L’amour pour les êtres perdus ne doit pas mourir.
MERCI !
Hugues d’Amécourt écoute attentivement le discours de Lenny
Au terme de la rencontre deux élèves prononcent à nouveau un discours à l’attention des témoins :
« Ce que vous accomplissez aujourd’hui, lorsque vous allez à la rencontre de jeunes écoliers comme nous, est honorable. Il est important de parler d’événements de ce genre pour faire évoluer les esprits. Avec vos témoignages poignants, nous prenons conscience que l’on peut quitter ce monde tout à fait innocemment à cause de personnes mal intentionnées. La vie est un cadeau, il faut lui sourire. Donc, merci à vous… sincèrement ».
Les lycéens sont invités à prolonger la rencontre autour d’un verre et de gâteaux confectionnés par la cuisinière du lycée. Manon LEBAS, élève, fait part à Hugues d’Amécourt du fait que son allocution du 19 septembre n’était pas une litanie de demandes concrètes. Une autre élève, émue, serre Soad ELKHAMMAL dans ses bras.
Les témoins échangent avec une élève après la rencontre
Un grand merci aux témoins pour leur engagement citoyen et leur courage !
Merci aux élèves de Littérature et Société du Lycée Georges Braque
A Pierre Halart qui a photographié la rencontre
Aux infatigables professeur-e-s : Fatiha El Angouri, Matthieu Knecht, Valentin Rhodius, Jérémy Martin
Merci à Madame Christine Larroque, intendante, à Pascale Frey, cuisinière, et à Messieurs Vincent Deroin et Gilles Brun, Proviseur et Proviseur adjoint pour leur chaleureux accueil
Et un grand merci à nos partenaires !