Lycée Lucie Aubrac – rencontre et dialogue avec Julien Altounian,
Guillaume Denoix de Saint Marc et Jean-François Mondeguer
par Chantal Anglade
En route pour le lycée
Cadre et contexte pédagogiques
Le cours d’Histoire et le cours d’ EMC (éducation morale et civique) en Seconde 4, au lycée Lucie Aubrac, s’ouvrent sur le monde et déploient une large réflexion : « déconstruire la discours de haine » en allant en janvier à l’UNESCO participer à la conférence-débat animée par un survivant tutsi du génocide rwandais, se frotter à l’éloquence en allant écouter Joey Starr déclamer des extraits de discours prononcés à l’Assemblée Nationale (Robespierre, Tocqueville, Victor Hugo, Aimé Césaire) au Théâtre de l’Atelier en décembre, collecter des livres pour le Gabon en mai, décerner et remettre le Prix du roman graphique au Festival des Mots libres en juin, mais surtout écrire et autoéditer un ouvrage intitulé Lutter contre les violences morales. Dans la première partie de l’ouvrage, les élèves examinent l’Humanité perdue à travers le harcèlement en milieu scolaire, le bizutage, l’homophobie, les viols collectifs mais aussi la guerre du Vietnam, la guerre d’Algérie, le génocide des Juifs d’Europe et celui des Arméniens, celui des Tutsis, et le choc du 13 Novembre : dans la deuxième partie, ils s’emploient à Retrouver l’Humain en analysant à l’aide de l’expérience de Milgram, ou celle de Ash, ou encore celle de Zimbardo ou des hommes ordinaires de Browing les comportements des hommes.
Quant à la Première L/ES, elle a assisté en septembre au Colloque Erignac sur l’Etat de la République et de la démocratie, et visité ensuite l’Assemblée Nationale, le Sénat, le Conseil Constitutionnel, le Tribunal de Grande Instance de Nanterre.
Les deux classes ont participé au concours pédagogique proposé par la région Ile-de-France et la Ligue de l’Enseignement pour l’engagement lycéen sur les valeurs citoyennes, concours intitulé Alter Ego Ratio.
Leur professeure, Sophie Davieau-Pousset, on le voit, n’a pas hésité à mobiliser les lycéens sur de très nombreux sujets sensibles et à développer leur pensée critique (axe AGIR des ressources CANOPE). Nous sommes donc devant des lycéens qui ont déjà largement développé leur énergie et leur réflexion.
Trois témoins, trois époques
Les trois témoins d’aujourd’hui représentent trois types d’attentat et trois époques : le terrorisme d’Etat, avec l’attentat du DC10 du 19 septembre 1999, les attentats perpétrés hors de France avec l’attentat du Caire en 2009, et les attentats perpétrés sur le sol français avec le 13 novembre 2015.
Pourtant, on trouve un lien entre nos trois témoins : Guillaume Denoix de Saint Marc a fondé l’AfVT en 2009 après l’attentat du Caire qui a touché Julien Altounian et sa sœur Caroline, et Jean-François Mondeguer, qui a perdu sa fille Lamia sur la terrasse de La Belle-Equipe, se trouvait, pour des raisons personnelles, au Caire, le 22 février 2009.
Tous trois vont avec intérêt à la rencontre de la Seconde 4 et de la Terminale L /ES du lycée Lucie Aubrac de Courbevoie.
Guillaume de Saint Marc : après le traumatisme, l’action !
Guillaume raconte très simplement que la mort de son père l’a précipité en 1989 dans des difficultés professionnelles et personnelles qu’il lui a fallu combattre pour « remonter la pente ». Il survivait, sans projet. C’est pourtant lui qui en 2002 déclare au fils du colonel Kadhafi, qui tient une conférence à Paris : « My father was in the DC10 ». Cela enclenche deux ans de négociations avec le fils de l’assassin de son père, qui déboucheront sur une indemnisation pour chacune des 170 familles de l’attentat. Kadhafi en revanche ne demandera jamais pardon.
C’est encore Guillaume qui en 2009 fonde l’AfVT, juste après l’attentat du Caire. Les victimes, explique-t-il, se distinguent par leur humanité et leur citoyenneté, elles veulent agir pour la société.
Julien Altounian : la foi en l’humanité
Julien raconte rapidement l’attentat qu’il a vécu, les deux minutes qui sont une éternité durant lesquelles il est séparé de sa sœur et l’épouvantable annonce de la mort de Cécile Vannier. Il décrit la confusion des sentiments qu’il a éprouvée : bonheur que sa sœur soit vivante, culpabilité que Cécile ne le soit pas, et un retour à la maison et à la quotidienneté très difficile : il n’avait que 14 ans, il s’est renfermé sur lui-même, il a même changé de lycée pour ne plus être qu’un inconnu et ne pas répondre aux questions. « J’étais idéaliste avant l’attentat ! Après, j’ai perdu la foi en l’humanité ! ». Le projet Papillon, avec de jeunes victimes du terrorisme du monde entier, lui a permis de reconnaître son sentiment de culpabilité, sa colère, de les dépasser et de retrouver sa foi en l’humanité.
Jean-François Mondeguer : « un petit geste d’amour »
Jean-François Mondeguer s’exprime pour la première fois devant des lycéens si nombreux et si attentifs, il dit qu’il parlera « en présence de Lamia » dont il montre la photo qu’il porte sur lui : « je vous remercie d’être là, plus jeunes que Lamia qui avait 30 ans, et aussi beaux qu’elle ».
Il précise qu’il n’a pas vécu un attentat lui-même directement, mais qu’au sein de l’association 13Onze15, il tente d’apporter un mieux-être aux victimes directes, 460 personnes blessées tant physiquement que psychologiquement. Le soir du 13 novembre, il était chez lui, dans le XIème arrondissement de Paris, et il a entendu comme des pétards chinois.
Jean-François ne ressent ni haine ni colère, pas même vis-à-vis du seul djihadiste mis en examen pour les attentats du 13 Novembre, et il conclut sur le sens des mots et des gestes : ce qui lui donne force, ce ne sont pas des mots, mais les gestes qui prouvent qu’il peut continuer à recevoir et à donner de l’amour – un vrai sourire, par exemple.
Quelques questions des lycéens
- Dorian se dit impressionné par le travail des associations et demande : pourrait-on créer d’autres associations pour soutenir les victimes sans l’être soi-même ?
Guillaume répond que les attentats, qui tuent et blessent, visent la société et que son association s’emploie à retisser des liens entre les victimes et la société, c’est pourquoi elle est ouverte à ceux qui ne sont pas des victimes.
Julien explique qu’agir est toujours une bonne solution : lui-même, depuis l’attentat, a fait des séjours humanitaires, et nourrit des sentiments fraternels à l’égard des Egyptiens.
L’association de Jean-François a été créée par et pour les victimes du 13 novembre.
- Lou demande : que pensez-vous du racisme depuis novembre 2015 ?
Guillaume a cette réponse éclairante : les extrêmes se servent des victimes, essaient de parler à leur place, pour susciter le racisme, nous ne tombons pas dans ce piège-là. Par ailleurs, nous défendons l’abolition de la peine de mort dans le monde. Nous construisons contre tous ceux qui détruisent.
- Un lycéen rappelle les propos de Donald Trump tenus à Dallas le 04 mai sur le port d’armes et les attentats de Paris et leur demande ce qu’ils en pensent : tous les trois s’y opposent fermement.
C’est encore cultiver la haine que d’imaginer tuer soi-même un terroriste : Jean-François est dans une tout autre démarche. Il entretient même une correspondance avec l’un des avocats belges de Salah Abdeslam.
- Jeanne pose cette question essentielle : qu’est-ce qui vous motive à parler à des lycéens ?
Tous trois cherchent à transmettre des valeurs, du simple plaisir de faire plaisir aux valeurs de Justice et d’effort.
Jean-François explique patiemment que, si, bien entendu sa vie est profondément affectée par la mort de Lamia, il garde le goût du partage.
Julien évoque son dernier souvenir de Cécile qui danse sur le balcon de sa chambre d’hôtel, avec un sourire extraordinaire et déclare : « Nous aimons la vie beaucoup plus qu’eux dans leur obscurantisme. On leur renvoie le mal qu’ils nous ont fait avec notre joie de vivre ».
Guillaume raconte qu’il témoigne aussi en prison, rencontre des personnes qui reviennent de Syrie et qu’une empathie quelquefois est possible. Certains lui ont dit qu’ils « n’ont pas trouvé le chemin », et Julien rappelle les paroles du personnage Ismaël dans la, pièce Djihad que les lycéens ont vu le vendredi 04 mai au théâtre du Grand Point-Virgule : « Aidez-moi ! ».
Alors pourquoi viennent-ils à la rencontre des lycéens ? pour les inciter à l’effort, l’effort de la réflexion, explique Jean-François. Nous ne sommes pas des spécialistes de ces questions terribles et complexes qui secouent la société, sous prétexte que nous avons perdu un père, une amie, une fille. Mais, ajoute Guillaume, nous avons été amenés à réfléchir, et cette réflexion sur la société habite notre nouvelle vie.
- Carla : Que pensez-vous du film 15h17 de Clint Eastwood dans lequel des soldats américains ont joué leur propre rôle ? Et du projet de réalisation d’un film sur le 13 novembre (13 Novembre : fluctuat nec mergitur ?
La question est difficile car les victimes quelquefois croient que leur histoire n’appartient qu’à eux et craignent que la vérité soit détournée.
J’interviens alors pour faire le point sur la nécessité de la fiction pour représenter le monde en Littérature comme au cinéma et rappelle que nous devons accueillir la liberté d’expression des écrivains et réalisateurs, même s’ils proposent une interprétation des faits qui ne nous convient pas.
Il existe d’autres films : par exemple L’assaut de Julien Leclerc sur l’intervention du GIGN pour libérer les passagers du vol Alger-Paris de décembre 1994 pris en otages , ou Bombay de Mani Ratman.
Il n’est pas facile de mettre un terme à cette rencontre passionnante entre des lycéens passionnés par les questions de société et Guillaume, Jean-François et Julien qui se montrent très réceptifs à leurs questions. Jean-François conclut sur ce que nous partageons en-deçà de l’échange verbal : « une amour humaine », citant Francis Jammes que chante Brassens.
Les mots de Sophie Davieau-Pousset, professeure :
Chers amis,
Il y a une semaine, nous avons eu la chance de partager un moment très fort. Malgré l’appréhension, vous êtes venus à la rencontre de « nos » jeunes. Venant de tous les milieux, et de bien des cultures, ils forment aujourd’hui la jeunesse de France, si riche et si belle – mais aussi parfois en proie aux doutes, au repli, à la méfiance tant nous vivons dans un monde complexe et dur.
Je tenais à vous remercier pour vos témoignages. Ce n’est pas toujours facile de délivrer des messages qui portent profondément… Mais, à la lumière des échanges que nous avons eus avec les lycéens après notre rencontre, je peux affirmer que vos mots, comme de petites graines semées, porteront leurs fruits. Les élèves m’ont dit être très touchés, comme Anaïs, qui m’a écrit pour vous : » Mais, grâce à vous, j’ai pu comprendre des choses qui j’en suis sûre me serviront dans ma vie future. Alors juste pour ça MERCI ! ».
Vos paroles bienveillants et positives malgré tout sont des exemples très forts pour les élèves.
Donc, merci d’avoir pris le temps et surtout la peine de venir partager avec nous vos souvenirs douloureux et vos invitations à prendre à bras-le-corps sa vie
Les mots de Guillaume de Saint Marc
Pendant cette rencontre, nous avons pu aller à l’essentiel, les questions posées par les lycéens étaient excellentes et l’ambiance n’était pas du tout tendue : tout était lumineux, il y avait entre nous, les victimes, et ces lycéens un respect mutuel qui n’était pas de la politesse mais un intérêt réel. Nous avons été amenés à réfléchir à notre situation de victimes et surtout à notre capacité à dépasser cette situation – ce qui est essentiel lorsque l’on veut transmettre.
Les mots de Julien Altounian
Les lycéens de Lucie Aubrac ont été remarquables lors de la représentation de la pièce Djihad à laquelle ils ont réservé un accueil très chaleureux (et qui n’en méritait d’ailleurs pas moins).
Quand Guillaume, Jean-François et moi-même sommes venus témoigner devant eux de nos histoires respectives, ils furent aussi admirables de conduite et de sollicitude. Il est évident que leur enseignante Sophie Davieau-Pousset a réussi à instaurer un climat de confiance avec ses élèves pour les faire réfléchir des thématiques aussi complexes que le terrorisme et la radicalisation.
Quoi qu’il en soit, je dois dire que j’ai passé un excellent moment auprès d’eux. Les questions qu’ils nous ont posées étaient d’une pertinence saisissante, et l’on pouvait lire dans leurs yeux à la fois tout l’intérêt et la bienveillance qu’ils nous portaient. J’ai aimé cet échange, même si je regrette qu’ils n’aient pas pu tous intervenir et que nous monopolisions trop souvent la parole à leurs dépens. Malheureusement, le temps nous manquait, et c’est bien là le seul regret que je peux formuler.
Cette jeunesse me rassure et me redonne du courage. Il y a dans chacun des regards que j’ai croisés une profonde sensibilité et la volonté de se battre pour un monde meilleur. Je me souviens encore de ce jeune qui nous demandait comment aider à son niveau les associations de victimes de terrorisme, un autre qui s’inquiétait – à juste titre – de la montée des extrémismes comme l’islamophobie par exemple, et comment lutter contre de telles dérives. Enfin, cette jeune fille qui nous interrogeait sur le bienfondé du film de Clint Eastwood relatant l’attentat déjoué du Thalys.
Je souhaite à tous les lycéens de Lucie Aubrac une très belle continuation, ils sont brillants et prometteurs.
Je veux aussi saluer le travail de Chantal, de Sophie Davieau-Pousset et des membres de l’AfVT qui ont pris part à ce projet. J’ai évidemment une forte pensée pour Jean-François, qui montre un courage et une dévotion exceptionnelle et pour mon cher Guillaume, auprès de qui j’intervenais pour la première fois.
Les mots de Jean-françois Mondeguer
Tout d’abord merci, merci de m’avoir fait rencontrer et découvrir de nouvelles et « belles personnes » comme on dit ; je pense à Julien, à Sophie Davieau et bien sûr les jeunes du lycée. Malgré les apparences à certains moments, cette rencontre m’aura été facilitée grâce à Lamia : avec elle, pour elle et toutes les autres victimes il faut continuer à pousser les portes de la mémoire, ouvrir celles du partage et maintenir surtout cette ouverture sur la vie.
Les jeunes élèves que nous avions en face de nous hier ont besoin de voir devant eux et d’être aidés à préparer leur avenir, pas à s’enliser dans des souvenirs de mort et de massacres. C’est à nous, désignés en quelque sorte par les événements, de tout faire pour qu’on n’oublie pas bien sûr mais tournés vers l’avant, vers la vie. La spontanéité des larmes comme des rires ponctuent certaines de nos journées mais quoi de plus naturel quand on aime et qu’on partage ces moments de vie.
MERCI
à tous les élèves de la Seconde 4
à tous les élèves de la Terminale L /ES
et à leur merveilleuse professeure, Sophie Davieau-Pousset